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cet esprit éminent, est sans cesse tout un drame intérieur et personnel où l’imagination et le cœur marchent avec la foi.

Ce que j’aime en effet, ce que j’admire dans le père Gratry, ce n’est ni l’architecte d’un système qui relève de la critique philosophique, ni le théologien justiciable des théologiens, ni même le politique dont les combinaisons ne sont peut-être pas pour le moment des plus faciles à réaliser, c’est l’homme avec sa nature ardente et fine, ingénieuse et fière, pleine d’impétuosité dans la douceur, loyale et sincère avant tout, mêlant un mysticisme enflammé aux déductions algébriques et ayant toute la séduction d’une personnalité supérieure dans sa grâce. On sent chez le père Gratry une âme toujours agitée du travail intérieur et débordante; aussi la forme naturelle de sa pensée n’est-elle ni l’exposé dogmatique, ni le développement rigoureux d’un système : c’est la méditation, une méditation libre, toute en effusions, pleine d’élans, de retours, d’exaltations et de tristesses, une méditation embrassant tous les côtés du monde moral, remuant tous les problèmes de l’homme et de la société, de la vie intérieure aussi bien que de la vie publique des nations. Ce qu’il y a surtout chez ce penseur charmant et plein de feu, c’est un sentiment ému et aiguisé des crises présentes de la race humaine, et dans ce sentiment passionné on ne distingue pas seulement le prêtre, il y a l’homme qui a passé par la vie avant d’arriver à la solitude religieuse, qui a eu sa part de toutes les émotions de son siècle, qui a connu toutes les perplexités de l’esprit avant de se fixer dans la foi et dans la prière. Le père Gratry raconte lui-même que dans sa jeunesse, un soir, il eut un rêve ou plutôt une rêverie. Dans sa méditation nocturne, il comptait les succès qu’il avait obtenus et ceux qu’il pouvait obtenir encore. La vie venait vers lui souriante avec la fortune, peut-être avec la gloire et le cortège d’êtres chers peuplant la maison de famille, le père, la mère la bien-aimée et les enfans. Tout se succédait dans un tableau magnifique; mais voici bientôt le défilé funèbre : le père et la mère d’abord, puis la bien-aimée et les enfans. Le rêveur restait seul sans branches ni rejetons, morne et ressentant un trouble profond. En ce moment, le rêve se dissipait. Une existence tout entière venait de se dérouler en un instant; elle était assurément lumineuse et tranquille, et pourtant elle semblait encore vide, elle laissait une vague impression d’inquiétude. Quelle était donc l’énigme de cette vie, qui, même heureuse, ne satisfait point? Alors se révéla pour le jeune songeur tourmenté des « tristesses critiques, » suivant sa parole, la vocation religieuse. « C’est mon histoire, » dit l’auteur des Sources.

Je ne sais si tous les hommes font de ces rêves et sont susceptibles d’avoir une histoire semblable. Le père Gratry a pu du moins faire