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de divination au chantre passionné qui, dès 1800, avait représenté dans Wallenstein un héros à l’ambition plus vaste encore que son génie, provoquant le destin et succombant à la fatalité de son orgueil, — qui, dès 1804, avait célébré dans Guillaume Tell la défense légitime du sol natal et la révolte contre l’oppression étrangère. En même temps que l’impassible et sereine poésie de Goethe perdait une part d’influence qui revenait à la poésie éloquente et passionnée de Schiller, la spéculation impartiale et purement critique de Kant cédait le pas à la philosophie hardiment affirmative et pour ainsi dire personnelle de Fichte. Le penseur téméraire qui niait toute réalité en dehors de la conscience humaine et qui prétendait tirer l’univers entier du sein du moi individuel s’était fait logiquement l’apôtre et l’inspirateur d’une nation qui s’efforçait de prendre conscience d’elle-même et de s’affirmer dans son individualité. Dans ses célèbres Discours à la nation allemande, Fichte n’enflammait pas seulement les esprits pour l’idée sacrée de la patrie, mais il donnait à cette idée un caractère d’égoïsme excessif; en politique comme en philosophie, il ne se contentait pas de soutenir la présence réelle de la personnalité : il faisait du moi national la négation de tout ce qui se trouvait en dehors de lui. « Vous seuls, ne cessait-il de dire à ses compatriotes, vous seuls vous êtes une nation, car vous seuls vous avez une parole qui n’est qu’à vous, qui n’a rien emprunté aux autres. Français, Anglais, Italiens, Espagnols, tous ne parlent que des idiomes étrangers, mélangés, corrompus et défigurés; vous seuls vous possédez un verbe pur, original, indi- gène. Les autres n’ont que des dialectes, vous seuls vous avez une langue; les autres ne sont qu’un assemblage discordant, vous seuls vous formez un tout homogène. » Puérile et passablement pédantesque, une telle démonstration n’en parut pas moins concluante, et il est facile de la pardonner au patriote ardent qui reçut de la guerre nationale le baiser de la mort[1]. Par un bonheur inespéré et qui ne s’est plus renouvelé, les hommes d’état et les hommes d’épée furent alors d’accord avec les penseurs et les poètes, à la hauteur des exigences du temps et des aspirations du peuple; les Stein, les Hardenberg, les Scharnhorst entreprirent des réformes hardies et libérales dans l’ordre civil et militaire, et préparèrent par une élévation graduelle et intelligente des masses la future levée d’hommes. C’est alors aussi que retentit pour la première fois l’ambitieuse et bizarre chanson d’Arndt, qui montrait au fils de la Germanie sa patrie partout « où résonnait la langue allemande, »

  1. On sait que Fichte mourut à la suite d’une contagion épidémique contractée dans les hôpitaux militaires. L’Allemagne vient de rendre tout récemment un hommage solennel à ce grand penseur.