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qu’on appelle un succès ? Je ne demande pas mieux que de le penser, et M. Carvalho sera bientôt en mesure de résoudre ce grand problème. Il n’y a, selon nous, que deux moyens de sortir du marasme où nous sommes, et d’aider au développement de la musique dramatique, qui a tant besoin d’être protégée en France : accorder une forte subvention au Théâtre-Lyrique en lui imposant l’obligation de ne donner que des opéras nouveaux de musiciens français, ou bien livrer tous les théâtres à l’instinct et aux hasards de la liberté. Selon notre manière de voir, il y aurait trois grands théâtres sous la main de l’état : le Théâtre-Français, l’Opéra et l’Opéra-Comique. Ces théâtres, subventionnés et surveillés par l’autorité compétente, conserveraient vivans les chefs-d’œuvre de la tradition nationale, qu’ils ne pourraient pas se dispenser de représenter, et les esprits arriérés et pleins de préjugés pourraient ainsi aller entendre Molière, Racine, Corneille, Lulli, Gluck, Spontini, Grétry, Méhul, etc., tandis que les jeunes représentans du progrès et de la fantaisie modernes auraient la liberté grande d’admirer Orphée aux Enfers, les Ganaches et toutes les productions étonnantes de notre temps.

Cette heureuse combinaison de l’ordre et de la liberté, comme on dit, contenterait tout le monde, les vieux et les jeunes, les retardataires et les impatiens, les esprits moroses qui recherchent la beauté et cette jeunesse du bel air qui se rit d’Homère, de Pindare, de Dante aussi naïvement qu’elle parle de Palestrina, de Sébastien Bach, de Gluck, de Cimarosa et di tutti quanti ! Qu’on ne s’imagine pas que je plaisante et que de nos jours il soit impossible de lire dans quelque feuille en renom des choses aussi neuves et aussi piquantes. C’est la critique de la haute fashion qui parle de la sorte, celle qui aspire à nous ouvrir de nouveaux horizons en dédaignant les chefs-d’œuvre de l’esprit humain qu’elle n’a pas eu le temps de consulter, tant elle est jeune et contente de son sort. À la bonne heure, et à Dieu ne plaise que nous soyons un obstacle à la réalisation de si belles espérances ! Le respect que nous professons pour nos pères et nos aïeux ne nous empêche pas de vivre et de jouir du présent ; l’amour profond que nous inspirent les grands maîtres, dont nous avons étudié les œuvres, nous rend plus juste et plus indulgent pour les efforts des contemporains, et nous pouvons applaudir Lalla-Roukh et l’ingénieuse comédie de M. Sardou, dont la donnée n’est pourtant pas bien neuve, sans immoler à ces hommes de talent ni Mozart, ni Molière. M. Verdi a des qualités que nous n’avons jamais méconnues, mais nous aurions commis un blasphème en rapprochant l’auteur du Trovatore du beau génie qui a fait le Barbier de Séville et Guillaume Tell. Voilà pourtant les énormités que se permet chaque jour cette critique sémillante de l’avenir, qui prend le Pirée pour un homme, et qui parle de Dante, de Raphaël et de Gluck aussi pertinemment qu’elle apprécie Homère, Pindare ou Sébastien Bach, l’un des plus grands créateurs qui aient existé en musique, et dont elle ne connaît pas une note ! Je le dis en finissant ces courtes réflexions, les aimables ganaches dont M. Sardou a si bien