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lui-même comme d’un tiers, de croire à la révélation « autant qu’il est possible de croire à un homme qui n’a jamais éprouvé par lui-même aucune communication divine par songe, vision, apparition ou autre opération surnaturelle, et qui n’a été témoin oculaire d’aucun signe, prodige ou miracle quelconque. »

Ce qu’on peut ajouter, c’est que l’état d’esprit de Shaftesbury était une suite naturelle de plus d’un siècle de guerres de religion, et devait être très commun dans les classes supérieures de la société britannique. Les hommes d’état qui comme lui avaient embrassé avec un généreux enthousiasme les principes de la liberté étaient portés à regarder les croyances sectaires comme des élémens de trouble, les doctrines de l’église comme des instrumens de tyrannie. Hobbes avait pour longtemps décrié l’église et l’état. « Quant à nous, Bretons, dit Shaftesbury, nous avons, grâce au ciel, une meilleure idée du gouvernement que nous ont légué nos ancêtres. Nous avons la notion d’un public et d’une constitution, de l’organisation d’un pouvoir législatif, d’un pouvoir exécutif. Nous comprenons le poids et la mesure en ces matières, et nous pouvons raisonner justement sur la balance du pouvoir et sur la propriété. Les maximes que nous en déduisons sont aussi évidentes que les propositions des mathématiques. Notre instruction, que chaque jour accroît, nous montre de plus en plus quel est le sens commun dans la politique, et cela nous doit conduire nécessairement à concevoir un sens commun tout pareil dans la morale, qui en est le fondement. » Plus d’un de ceux qui liront ces lignes pourront se rappeler comment en d’autres temps le sentiment de la vérité politique s’est développé en eux et a suscité et transformé à, sa suite tous leurs autres sentiments, même par rapport à la morale et à la religion. Aux époques où domine la vie publique, à la veille des révolutions, dans les luttes du patriotisme, tout, la philosophie même, se ressent de la politique, et il est difficile de croire, dans les matières de gouvernement, à la raison et à la liberté sans passer en toutes choses sous le drapeau de la raison et de la liberté. Shaftesbury, qui prend feu toutes les fois qu’il parle de la révolution, qui se dit pour l’Angleterre nouvelle contre la vieille Angleterre[1], devait presque irrésistiblement penser comme il a pensé sur tout le reste, et il n’était, pour ainsi dire, pas libre de concevoir Dieu autrement que sous la raison d’une justice immuable et universelle. Inspirée par sa politique, sa philosophie lui dictait sa religion.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Miscell. Reflect., III, c. II. Late England… Old England. On se rappelle la France nouvelle.