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impossible de ne pas classer Shaftesbury au rang des philosophes qui placent la morale hors de la religion et la religion hors de la révélation.

Si le fond du système ressort de l’Essai sur le mérite et la vertu, l’esprit s’en montre plus nettement peut-être dans ses autres écrits. Son talent y est plus à l’aise et s’abandonne davantage. Le premier ouvrage n’est pas dénué de pages spirituelles ; certaines réflexions y trahissent déjà le goût du raffinement ; cependant le ton est grave et encore simple. La simplicité disparaît de presque toutes les autres compositions. Les traits deviennent plus hardis et plus brillans. La critique tourne à la satire, et si quelques passages respirent l’enthousiasme et touchent à l’éloquence, d’autres tombent dans l’abus de la subtilité ou dans la froideur par l’effort même d’être piquans. Le goût n’accompagne pas toujours la plaisanterie ; une affectation obscure gâte la finesse d’esprit, et le style perd la grâce avec le naturel. Nous ne faisons que répéter le jugement des bons critiques anglais, de Blair et de Mackintosh, qui, en plaçant assez haut Shaftesbury parmi les écrivains de leur nation, lui trouvent des défauts aussi grands que ses beautés.

Nous aimons mieux, en convenant qu’il ne faut pas chercher dans Shaftesbury le vrai style du philosophe, lui tenir compte d’une persistance vraiment philosophique dans cette grande idée : trouver la base de la morale dans la nature humaine, et dans la morale la règle, le titre et comme la pierre de touche de la religion et de la politique. Il est évident que de bonne heure il a pris en aversion les opinions de Hobbes et leur influence désastreuse dans les questions de culte et de gouvernement. La force spécieuse que donne un grand apparat de logique à ce système l’a mis en garde contre tout ce qui en rappelle la forme, les principes ou les conséquences ; il en est devenu sévère et quelque peu injuste pour Locke lui-même, dont les analyses idéales et verbales lui semblent toucher aux vanités scolastiques et qu’il soupçonne d’avoir ébranlé, à la suite de Hobbes, les fondemens de l’invariable morale. Il le loue d’avoir voulu que la raison fût religieuse et la religion raisonnable. Il le reconnaît pour sincère et zélé chrétien. Il l’admire dans ses écrits sur le gouvernement, l’éducation, le commerce, la tolérance. Mais il l’accuse d’avoir porté un coup fatal, lorsqu’afin d’empêcher les idées d’ordre et de vertu de passer pour innées, il les a cherchées hors de la nature ; lorsque, trop crédule aux récits des voyageurs sur les bizarreries des sauvages, il a fait dépendre de la loi et de la coutume les notions du devoir, rendant ainsi une apparence décente aux opinions justement décriées par la politique repoussante de Hobbes. La philosophie de Locke est donc, dit-il, une pauvre philosophie. Ce jugement de Shaftesbury rappelle un jugement de Leibnitz conçu