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satisfaction qu’il le croyait nommé président du conseil[1]. Le nouveau ministre devait avoir comme tel baisé la main de la reine, ou peu s’en fallait, car la reine était encore en deuil de son mari, et une personne qui prenait le deuil si fort au sérieux devait s’être difficilement résignée à recevoir un étranger, pour elle plus étranger que personne, un homme aussi séparé de la cour et qu’en aucun temps elle n’avait peut-être admis à lui baiser la main, car il jouissait de toute l’aversion du feu prince de Danemark, principalement conseillé par ses ennemis les plus violens. « Mais, dit-il à Molesworth, j’ai toujours souhaité l’alliance qui se forme entre lord Somers et notre lord (Godolphin). » Quant aux autres ministres, il reste avec eux sur la réserve. Cependant, en jugeant comme tout le monde des vices de lord Wharton, il est frappé de ses rares facultés. « C’est de l’acier fin, écrit-il, et si jamais il avait attendu quelque bien pour le public là où la vertu faisait totalement défaut, c’était de ce caractère, le plus mystérieux qu’il y eût ; mais il avait tant vu de preuves de ce monstrueux composé du meilleur et du pire ! » Malgré son rigorisme sur les principes, il n’en appuyait pas moins pour l’amirauté lord Pembroke. Sa présence dans le ministère lui ôterait une couleur de parti. C’était un tory en effet, mais un caractère sans tache et un homme si généralement aimé ! Ajoutons que cet honnête et intelligent ami de Locke et de Newton jouissait de toute la faveur de ce petit coin du monde politique où jamais on n’avait rien mis au-dessus de la philosophie et de la science.

D’après quelques passages de ses lettres, on croirait que Shaftesbury songeait alors à se rapprocher du gouvernement. Il était bien un réformiste assez radical, car il se plaint une fois de ce que la question du scrutin secret (the ballot) a été perdue dans les communes à neuf voix de majorité (novembre 1708) ; mais alors ce n’étaient pas là des questions de cabinet, et ses opinions ne le séparaient en rien du plus whig des ministères. Il allait voir de temps à autre lord Godolphin, et s’applaudissait de le trouver bienveillant. Il acceptait que Molesworth, qui parlait pour lui au père de la jeune personne, parlât de lui au ministre. Il concevait un vague désir d’entrer plus activement dans les affaires. Son plan était le mariage et une occupation. La solitude et l’oisiveté commençaient à lui peser. Il s’occupait de dissiper les ressentimens et les ombrages que son indépendance un peu capricieuse avait laissés à ses amis politiques. Son esprit difficile et railleur lui avait fait plus d’ennemis qu’il n’aurait voulu, et même dans ses projets d’hymen il appréhendait de rencontrer leur opposition. Quoiqu’il parût chaque jour s’attacher davantage au succès de la négociation, il la laissa marcher

  1. Lettre du 20 novembre 1708.