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sur elle pour éclairer les esprits en les divertissant. C’est donc au fond un éloge de la tolérance, de la liberté et de l’esprit, que la lettre de Shaftesbury sur l’enthousiasme. Elle est adressée à un lord qu’elle ne nomme pas ; mais lorsque dans son analyse de l’enthousiasme il veut peindre l’influence de l’imagination sur le génie, il dit : « Et vous, mylord, qui êtes le plus noble acteur, et qui jouez le plus noble rôle qui ait été assigné à aucun mortel sur ce théâtre terrestre, lorsque vous parlez pour la liberté et pour l’humanité tout entière, cette publique présence, celle de vos amis et de tous ceux qui font des vœux pour votre cause, n’ajoutent-t-elles rien à vos pensées et à votre génie ? ou bien est-ce ce sublime de la raison et ce pouvoir de l’éloquence que vous déployez en public aussi bien que dans le particulier (car là aussi vous êtes un maître), et qui obéit à vos ordres également en tout temps, seul ou en compagnie ordinaire, comme dans vos heures de loisir ou de sang-froid ? Cela serait en vérité plus divin ; mais la commune humanité, je pense, n’atteint pas si haut. » Ces paroles ne pouvaient s’adresser qu’à l’homme dont la gloire a passé tout entière de ce temps au nôtre, à celui qui a, dit-on, aimé la liberté dans la philosophie comme dans la politique, à lord Somers.

Quoique cet ouvrage fût presque aussitôt traduit en français[1] que publié à Londres, il ne passa pas sans critique. Un anonyme dans un pamphlet intitulé Remarques sur une lettre à un Lord, Wotton dans Bartholomew-Fair ou la Course après l’esprit, l’accusèrent de tourner en moquerie des choses sérieuses et sacrées, le comparant apparemment à ceux qui traduisaient les sectes religieuses sur un théâtre de marionnettes pendant la foire Saint-Barthélémy[2], ou peut-être la licence de ces jours fériés était-elle plutôt tournée contre les beaux-esprits qui semblaient dédaigner les croyances populaires. À cette époque, le public de la Cité de Londres n’était pas fort endurant en matière de religion, et le temps approchait où un ministère considérable allait être ébranlé pour n’avoir pas assez ménagé les préjugés de la multitude en faveur de l’église.

  1. Par Samson, à La Haye, 1708.
  2. La Bartholomew-Fair a existé dans la moitié des capitales de l’Europe, et elle fut établie à Londres par Henri Ier, à l’occasion de la fondation du prieuré et de l’hôpital Saint-Barthélémy par un saltimbanque repentant nommé Rahere (1133). Elle a été suivant les temps célébrée par des tournois et des farces. Dans celles-ci, les événemens et les ridicules du jour étaient joués avec une grande licence qui parut encore tout entière lors de l’affaire de la reine Caroline, mais qui est toujours allée en diminuant, et dont il reste peu de traces.