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esprit si vif et si fin, condamné par sa santé à une vie de loisir et de retraite, ne s’était certainement pas borné à de stériles études, et son style travaillé n’est pas d’un commençant. Outre des ouvrages de plus longue haleine, il écrivit en 1707 la première de ses Lettres à un Étudiant de l’Université, lesquelles ne furent publiées qu’après sa mort : elles sont au nombre de dix, et la dernière est de 1710. Ces lettres, qui ont pour but évident d’apprendre à la jeunesse qu’en recevant l’enseignement universitaire il faut rester libéral en politique, en philosophie, en religion, sont une des choses qui font le mieux connaître et le plus estimer l’esprit et les sentimens de l’auteur. Encore aujourd’hui, les élèves de Cambridge et d’Oxford profiteraient à les lire, Mais, ainsi que je l’ai dit, ce n’est pas Shaftesbury qui les imprima. Sa première publication avouée fut sa Lettre sur l’Enthousiasme (1708).

Le mot enthousiasme en anglais est pris d’ordinaire dans un sens propre qu’il a moins communément parmi nous. C’est la persuasion où l’on tombe quelquefois d’être illuminé par un rayon direct de l’Esprit céleste, et de n’avoir plus besoin de ces dons généraux de la Divinité, la raison, la réflexion, la conscience, pour trouver la vérité, bien penser et bien agir. C’est ainsi que Locke l’entend lorsque, dans un chapitre spécial de son quatrième livre, il établit soigneusement que la foi même dans la révélation doit bien se garder de s’appuyer sur cette illusion d’une inspiration individuelle qu’on appelle l’enthousiasme. C’est au même ennemi que s’attaque lord Shaftesbury. Quelques-uns de nos malheureux compatriotes, chassés en Angleterre par la proscription, avaient fini par s’exalter sous l’influence de la persécution, et l’on croyait parmi eux que l’esprit de prophétie était redescendu sur la terre. À la voix de quelques illuminés, ils n’aspiraient qu’à braver toute autorité, dès qu’elle tentait de les calmer et de les retenir, et semblaient chercher un martyre assez facile d’ailleurs à supporter. Les feux des sectes les plus ardentes de la révolution auraient pu se rallumer à ce contact, comme aussi le pouvoir se montrait tenté de recourir aux moyens trop usités pour imposer le silence et la paix. Shaftesbury saisit cette occasion pour attaquer à la fois la persécution et le fanatisme. Après avoir étudié l’enthousiasme dans ses sources et sa nature, il le montre toujours sombre, mélancolique, et conduisant au mal par l’abus du sérieux ; il en conclut que ce serait le servir selon son goût et le fortifier au lieu de l’affaiblir que de le traiter sérieusement et de l’assombrir encore par l’oppression. Le véritable adversaire de l’enthousiasme, c’est la raison en liberté, c’est l’esprit qui se joue des préjugés et venge la vérité par le ridicule. Bien loin donc de se formaliser de voir la presse aborder tous les sujets avec indépendance, il faut l’encourager dans ses hardiesses et compter