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quelque chose de son genre d’habileté. D’ailleurs, en se séparant de Rochester, Godolphin avait fait un grand pas en avant. En appelant Harley dans le cabinet, s’il avançait peu, il ne reculait pas (1704). Étroitement lié avec Marlborough, Godolphin, malgré un fond de neutralité politique, ne pouvait empêcher le ministère dont il était le chef de se colorer chaque jour davantage des teintes de l’opinion contre laquelle il avait été formé. La guerre dont il avait accepté l’héritage était, comme on l’a dit, une guerre whig, et les victoires de Marlborough profitaient à la politique de l’opposition, puisque c’était cette politique qui lui avait mis les armes à la main.

Shaftesbury, ardent pour la guerre, prenait donc patience sur le reste, et, demeurant étranger à la politique active, il tolérait des ministres qui n’avaient pas sa confiance, d’autant que leurs adversaires ne l’avaient guère dans le pouvoir obtenue davantage. La pensée de la liberté générale, dont son pays et la Hollande lui semblaient les défenseurs victorieux, dominait tout dans son esprit. Il avait l’aversion et la crainte de la France, dont l’imitation sous les Stuarts lui paraissait avoir dénationalisé l’Angleterre, dont la valeur guerrière n’était à ses yeux consacrée qu’à la défense de l’absolutisme et de la servitude. « Je n’ai pas connu de Français, écrit-il brutalement quelque part, qui fût un homme libre. » Il est remarquable que la même ardeur et la même prévention s’étaient emparées du sage, de l’équitable, du pacifique Locke. Lui aussi, il ne redoublait rien tant dans les derniers jours de sa vie qu’une paix qui pût passer pour l’abandon de la cause de la guerre, et Shaftesbury s’est toujours donné pour son disciple en politique bien plus qu’en philosophie.

Disciple ou non, il donna des regrets à sa perte. Quelque temps auparavant, il était retourné en Hollande, et il y avait peu de mois qu’il en était revenu quand Locke fut enlevé à ses amis. Shaftesbury était resté du nombre. Peut-être avait-il pour lui plus de respect que de goût, et lui était-il resté lié plutôt par l’habitude que par la confiance. Son esprit inquiet et raffiné ne s’accommodait pas de la simplicité calme de l’esprit de Locke. Son goût plus difficile aspirait à quelque chose de plus exquis en style comme en pensées, et sa raison moins forte tendait cependant plus haut. Par déférence, il se soumettait à sa supériorité ; mais il ne la sentait pas autant qu’il se plaisait à la reconnaître. Toutefois il s’empressa de fournir à Le Clerc tous les renseignemens dont il pouvait disposer sur la vie de Locke depuis le moment où celui-ci était pour ainsi dire entré dans sa famille.

Il n’avait à cette époque encore rien publié. On peut cependant présumer que plusieurs de ses écrits étaient prêts. Un homme aussi versé dans la littérature ancienne, dans la critiqué des arts, d’un