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rangs aux élections de 1698. Sa santé délicate et peut-être aussi ses goûts studieux et paisibles le détournaient des fatigues de la vie publique.

Il paraîtrait que ses opinions philosophiques n’étaient pas encore irrévocablement arrêtées, ou plutôt que son parti n’était pas pris de s’adresser librement au public sans relever d’une autorité autre que sa raison. Du moins sa première publication n’annonce-t-elle en rien l’indépendance d’esprit dont il ne tarda pas à donner les témoignages. Benjamin Whichcote, prévôt de King’s Collège à l’université de Cambridge, avait beaucoup vécu dans l’intimité de sa famille. C’est devant le premier comte de Shaftesbury qu’une partie de ses sermons avaient été prêchés, et c’est, dit-on, sur une copie manuscrite appartenant à la comtesse que ceux qui portent le titre de Discours choisis furent imprimés en 1698. On les avait recueillis au pied même de la chaire. Ashley s’occupa de cette publication quinze ans après la mort de l’auteur. Il n’y mit pas son nom, mais il en dicta la préface à une de ses nièces[1], et il y tient le langage d’un croyant. Il se plaint même assez sévèrement de la liberté avec laquelle on a écrit sur les matières religieuses, et ses reproches, motivés assurément par un ouvrage célèbre de Toland[2], paraissent remonter jusqu’à Locke, dont la philosophie aurait encouragé Toland lui-même.

Vers cette époque, il fit un voyage en Hollande. Il y était déjà lié avec ce marchand de Rotterdam, l’ami de Locke, Benjamin Furley, quaker un peu théologien, qui passe pour avoir reçu de l’auteur le manuscrit original de l’Essai sur l’Entendement humain trouvé parmi ses papiers. Il était depuis 1691 en correspondance avec lui, et continua de lui écrire toute sa vie. Il lui confia pour le former au commerce un jeune homme à qui il s’intéressait, Henri Wilkinson. Il écrivit en tous temps à Furley comme à un ami de la liberté civile et religieuse. Il vit aussi quelquefois Le Clerc ; mais à la différence de Locke, c’est avec Bayle qu’il se lia. Au début de leur connaissance, par un caprice assez singulier chez un homme sérieux, il lui cacha son véritable nom, se donnant pour un étudiant en médecine. Cependant les deux esprits du moins s’étaient reconnus. Quand il voulut se découvrir, il fit inviter Bayle par un ami commun à dîner avec lord Ashley. Le jour même où ils devaient se retrouver, Bayle le vint voir ; ils causèrent suivant leur coutume, et l’Anglais voulant le retenir, Bayle s’excusa en disant qu’il ne pouvait se retarder, et

  1. On a voulu présenter comme douteux ce petit fait d’histoire littéraire ; mais le Dictionnaire de Chambers dit que le docteur Huntingfurd le tenait de James Barris de Salisbury, fils de cette nièce. Les biographes sont unanimes sur ce point, et l’un d’eus avait reçu au moins le fond de son article du fils même de Shaftesbury.
  2. Christianity not Mysterious, 1695.