Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/409

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Dans l’âpre sentier qui conduit aux mines, nous sommes arrêtés à chaque instant par d’étranges convois qui descendent avec une rapidité vertigineuse : ce sont les traîneurs de minerai qui passent. Un mulet vigoureux est attelé à un traîneau dont l’avant-train, portant sur des roues, se termine par deux cornes de charrue entre lesquelles est engagé un homme. Le charroi informe se précipite sur des pentes de 50 à 45 degrés et par un couloir effrayant pavé de blocs de rocher que le frottement a polis. Quand la charge est poussée par son propre poids, homme et animal fuient devant à toutes jambes ; si elle s’arrête par l’effet de la pente, tous les deux tendent les cordes, car tous les deux sont attelés ; le mulet trotte impassible, l’homme s’agite, se démène à se rompre les os, la sueur ruisselle de son front et trace sur sa poitrine nue de larges sillons ; des cris sauvages s’échappent sans cesse de son gosier enroué pour activer ou modérer la course de son compagnon de peine. C’est ainsi que le minerai grillé descend au pont d’Argentine, où il est déposé dans des magasins à ciel ouvert avant d’être conduit au parc de la fonderie. Chaque charge est d’environ 400 kilogrammes. Un traîneur peut faire trois voyages par jour et gagne 50 centimes par 100 kilogrammes.

Plus haut, en approchant de l’entrée des galeries, on rencontre des convois qui diffèrent des premiers : le mulet a disparu, le traîneau a perdu ses deux roues, et porte sur la terre de l’avant et de l’arrière-train. Là est une pente de 35 à 30 degrés où un homme non habitué aux courses des montagnes peut à peine s’arrêter. Le traîneur s’y élance avec une charge de 3 à 400 kilogrammes de minerai ; il bondit dans le couloir rapide et prend les attitudes les plus excentriques, tantôt penché en avant perpendiculairement à la ligne de descente, tantôt renversé en arrière sur son traîneau. Ce mode de transport a quelque chose d’effrayant et de fantastique, lorsque la fumée des fours de grillage enveloppe d’un nuage noir l’espace que le traîneur doit parcourir ; il s’y jette comme dans un gouffre infernal et disparaît entièrement dans les flots de fumée et de poussière. À ce métier pénible, les forces humaines ne suffisent pas longtemps ; les jambes faiblissent bientôt ; à l’âge de quarante ans, un traîneur a fini sa carrière, il est littéralement fourbu et n’a plus l’agilité nécessaire pour fuir devant la charge. Les instincts moraux s’engourdissent dans l’excitation violente d’un travail qui ne met en mouvement que les forces animales. Le traîneur est d’ordinaire adonné aux liqueurs alcooliques et d’humeur querelleuse. Un étranger non initié aux divisions séculaires qui ont entravé la bonne exploitation des Hurtières comprendra difficilement que ce métier de casse-cou, destructeur des forces morales et physiques de l’ouvrier, fort coûteux du reste, n’ait pas encore été remplacé par un système de transport mécanique.