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la malheureuse expédition de 1834, les meilleurs citoyens s’exilèrent ; les sentences de la justice ordinaire et du conseil de guerre établi à Chambéry portèrent la désolation, les confiscations et la mort dans un grand nombre de familles, et l’odieuse institution du commandant militaire redoubla ses rigueurs malfaisantes et stupides.

L’opposition dans laquelle la Savoie s’est retranchée à deux époques et contre deux régimes si différens n’est pas un accident isolé dans son histoire. La Savoie résiste depuis trois siècles aux élémens du dehors qui tendent à l’absorber. Contre toutes les pressions extérieures, elle réagit à sa manière, à la manière des faibles contre les forts, en se faisant petite, en se renfermant dans ses idées, ses souvenirs, ses traditions. Souvent on a cru qu’elle avait cédé à l’action étrangère, que sa vie s’était mêlée définitivement à celle de ses voisins, qu’elle était devenue suisse, française ou piémontaise ; mais aussitôt que la pression s’est retirée, elle a repris avec une étonnante élasticité sa forme première, sa vie propre et les principaux traits de son caractère. Trop faible pour prendre l’initiative de ses destinées, elle s’est habituée à les subir, à passer d’une domination à l’autre, à rouler périodiquement de la France au Piémont et du Piémont à la France. À ces frottemens alternatifs, elle a perdu ce qui est extérieur en elle, les angles saillans de sa physionomie morale se sont usés ; mais sous ces dehors effacés se cache une existence très personnelle et très vivace, déjà vieille de huit siècles, douée d’une puissante faculté de mémoire, se rappelant son glorieux passé, continuellement ramenée à ses souvenirs et à ses affections séculaires par la présence au-delà des monts d’une maison illustre sortie de ses entrailles, et qui porte haut son nom dans le monde. Il ne serait pas d’une politique prévoyante d’appliquer à la Savoie le mot de Metternich sur l’Italie, de la considérer comme une simple expression géographique, et de la faire entrer sans ménagemens dans la grande unité française au même titre qu’une portion quelconque de territoire. Les anciennes autonomies locales dont la France se compose n’ont pas été fondues en un jour, et parmi toutes celles qui ont été mises successivement au creuset de la grande nation, il n’en est peut-être pas une qui soit d’une nature plus réfractaire que la Savoie. Il est à craindre même que la précipitation avec laquelle on a procédé à l’assimilation de la Savoie à la France n’ait eu pour conséquence de la rejeter dans son rôle traditionnel de résistance passive. Trop d’indices trahissent dans l’esprit public ce fâcheux résultat : l’initiative du pays se retiré devant une administration toute-puissante, dont les efforts, les mesures les plus utiles sont accueillis par une disposition frondeuse de l’opinion, qui,