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factices qui ont souvent touché de bien près à la révolte. L’Europe libérale a applaudi pendant douze ans au mouvement constitutionnel du Piémont ; des pays les plus éloignés, les regards se tournaient avec sympathie vers ce petit état qui tenait haut le drapeau des libertés parlementaires, pendant qu’il était renversé presque partout ailleurs ; mais en Savoie, dans les élémens réactionnaires que renferme ce pays, il a rencontré une résistance sans proportion avec le chiffre réel de la population et la valeur intellectuelle des opposans. La résistance a porté principalement sur la direction italienne imprimée à la politique sarde par le comte de Cavour. Un secret pressentiment avertissait la réaction savoyarde que cette direction irait frapper tôt ou tard sur la papauté temporelle, et elle s’agitait à chaque mesure législative dont le résultat était de grandir le Piémont dans les sympathies de l’Italie et de l’Europe libérale. Ainsi les lois qui ont successivement aboli les juridictions ecclésiastiques, les majorats, les mainmortes et les couvens, celles qui ont abaissé les barrières des douanes et fait entrer le libre échange dans la législation financière ont trouvé une opposition plus forte en-deçà qu’au-delà des monts, et la députation de Savoie au parlement s’est montrée presque toujours unanime à les repousser par ses votes. L’histoire parlementaire de l’état sarde enregistrera avec étonnement ce fait singulier, constaté par le relevé des votes de la chambre, à savoir que, dans la minorité des trente ou trente-cinq membres qui ont combattu le système politique et financier du comte de Cavour pendant dix ans, la Savoie en a fourni constamment de dix-huit à vingt, c’est-à-dire près des deux tiers, quoiqu’elle ne formât que la neuvième partie de la population du royaume, et que ses députés ne fussent qu’au nombre de vingt-deux.

Diverses circonstances, dont il faut tenir compte, ont permis à la réaction d’organiser ses forces en Savoie et de neutraliser celles de l’opinion libérale. Par le cens électoral politique, plus abaissé de moitié en Savoie qu’en Piémont, elle a plongé plus avant dans les masses ignorantes, qu’elle poussait au scrutin sous la pression religieuse. Il y avait aussi en Savoie un clergé plus instruit, plus digne et plus moral qu’en Italie, enrôlé presque tout entier sous le drapeau réactionnaire, exerçant une influence en rapport avec sa valeur intellectuelle et son autorité morale. Il s’y trouvait une noblesse nombreuse représentée par des noms entourés d’une popularité méritée et entraînant dans la résistance tous les mécontentemens et toutes les vanités froissées des autres classes. Enfin il faut bien rappeler les ménagemens mêmes du comte de Cavour et ses attentions délicates jusqu’à l’excès pour le parti.qui combattait sa politique[1].

  1. Il est difficile d’expliquer ces ménagemens autrement que par la supposition que la réaction de la Savoie entrait dans les prévisions de sa politique à l’égard de l’Italie. Il n’est pas impossible qu’au contact de cet élément réfractaire l’idée de la séparation ait jailli dans l’esprit du comte de Cavour bien longtemps avant qu’elle éclatât dans les faits. Plusieurs fois il a décoché sur la Savoie, qu’il appelait l’Irlande du Piémont, ces bons mots acérés qui lui étaient familiers ; mais il se gardait bien de décourager l’opposition par des mesures efficaces en lui ôtant la direction du pays. Ne se préparait-il pas ainsi l’instrument qui allait trancher des liens séculaires et jeter la Savoie dans les bras de la France ? Quoi qu’il en soit, ce sont les hommes hostiles à sa politique italienne qui ont fait l’annexion en tant que cet événement a dépendu d’une cause locale. Elle a été le contre-coup naturel du mouvement opposé à celui du Piémont. Il n’y aurait pas d’erreur plus funeste à la bonne conduite de l’administration sous laquelle la Savoie est désormais placée que de croire ce mouvement sympathique & la France parce qu’il a été hostile au Piémont, car les hommes qui l’ont dirigé appartiennent tous, à fort peu d’exceptions près, au parti qui avait jusque-là combattu la France et les idées françaises.