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qui dure souvent cinq mois, toute activité cesse dans les villages : près de la moitié de l’année est perdue pour la production. C’est alors que l’émigration coule abondamment des montagnes de la Savoie sur les autres pays, principalement sur la France, et se verse dans les dernières conditions de la domesticité et du travail. Chaque année, le courant emporte une partie de la population, non inférieure à 25,000 individus, et les ramène presque tous au printemps. Ce qui reste au hameau est condamné à l’oisiveté. Les industries locales qu’on trouve en Savoie, les travaux de paille dans le Chablais, l’horlogerie dans le Faucigny, les carrières, les mines, le commerce des bois et des grains un peu partout, n’occupent qu’un bien petit nombre de bras relativement à la population oisive. Les longues veillées de l’hiver se passent autour du poêle en gueuse ou dans les étables, disposées pour recevoir d’un côté le bétail et de l’autre la réunion de la famille. Au milieu est posée sur un socle de pierre la lampe antique, projetant sa lumière douteuse sur le cercle des femmes qui filent ; plus loin, les hommes sont étendus sur la paille, causant, riant ou dormant, et à l’arrière-plan le bétail étonné, qui ouvre de grands yeux aux éclats de rire de la bruyante compagnie. La belle saison venue, tous ces bras inoccupés reprennent leur vigueur ; l’activité, le travail, la lutte recommence, car sur ce sol inégal et tourmenté l’agriculture est une véritable lutte. Elle ne consiste pas seulement à faire les labours que réclame le sol en plaine ; il faut le retenir lui-même sur la pente et le disputer aux agens continuellement à l’œuvre qui l’entraînent. Le travail des instrumens perfectionnés, des charrues qui fouillent profondément la terre, ne ferait qu’en activer le mouvement, parce qu’elle ne peut être tournée, quoi qu’on fasse, que dans le sens de la pente. Le champ serait bientôt dépouillé de sa couche arable, si elle n’était sans cesse remontée par la pratique pénible du transport. On a inventé pour cette opération des mécanismes ingénieux et variés, des fils de fer tendus qui supportent des paniers mouvans pleins de terre, ou bien des cordes qui s’enroulent autour d’un arbre cylindrique, en attirant au sommet du champ le tombereau lourdement chargé ; mais ces inventions diverses exigent un effort d’esprit et des ressources matérielles au-dessus de la portée commune, et la force généralement employée est toujours celle du bras et des épaules du cultivateur. Il porte chaque année une partie du sol, et au bout d’un certain nombre d’années tout le sol cultivé en pente a passé sur les bras de la population agricole. C’est un spectacle qui ne manque pas de grandeur que celui de cette population suspendue aux versans des montagnes, énergique et active à ses heures, roulant le sol auquel elle arrache sa subsistance, luttant