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de Moukden de celle du Sakhalian-oula, n’est pas de nature à réjouir les regards. Cependant Moudouri commença dès lors à secouer la torpeur dont il ressentait depuis plusieurs mois l’influence accablante. — Voyons, se dit-il en caressant le cou de son cheval, me voici revenu parmi mes semblables… Le moment est arrivé de savoir si j’ai été dupe d’une illusion, ou si véritablement je possède un talisman qui doit me donner le bonheur… Le bonheur ! je l’avais, et je l’ai perdu ; mais à quoi bon irriter le sort par des murmures inutiles ? Les sages nous ont appris ce proverbe : « Les paroles que l’homme se dit à lui-même, le ciel les entend comme le tonnerre ! » Pendant que Moudouri faisait ces réflexions, il aperçut au loin une longue caravane de chariots, de chameaux et de cavaliers qui défilaient lentement sur la grande route. Il fouetta son cheval et alla se poster sur une éminence de manière à examiner de près ce cortège imposant. — Qu’est cela ? demanda-t-il à un cavalier tartare qui ouvrait la marche.

— C’est le nouveau gouverneur de Ghirin qui se rend au chef-lieu de sa province, répondit le cavalier.

Moudouri ouvrait de grands yeux ; jamais il n’avait rien vu de pareil. Le gouverneur, vêtu de riches étoffes doublées de fourrures, se tenait assis dans une litière portée par des serviteurs chinois. De grands chameaux de la Mongolie pliaient sous le poids de ses bagages, enfermés dans une centaine de boîtes de toutes les dimensions et de toutes les formes. Dans les chariots voyageaient les femmes du gouverneur et leurs servantes, les premières enveloppées dans des robes faites de peaux de zibeline, les secondes couvertes de tuniques aux brillantes couleurs. À la tête et à la queue de la caravane galopaient des cavaliers tartares armés de pied en cap, portant sur leurs épaules le carquois et les flèches, à leur ceinture le sabre recourbé, et sur le front le casque pointu orné d’un panache rouge.

— Ah ! que je voudrais être gouverneur de province ! pensa Moudouri. — Il tâta aussitôt le talisman qui pendait à son cou ; mais, à sa grande surprise, il le trouva froid comme auparavant.

— Ah ! que je voudrais être gouverneur de province, répétait tout bas Moudouri, espérant que le talisman allait agir et que son vœu ne tarderait pas à être exaucé. Tandis qu’il formait ce désir en son cœur, la caravane s’éloignait. D’abord il la suivit des yeux avec une vive émotion, puis il se mit à marcher sur ses traces. Un pli de terrain l’ayant dérobée à sa vue, Moudouri s’arrêta avec dépit ; il lui semblait que l’Esprit de la Montagne manquait à sa promesse.

— Si jamais j’ai formé un souhait ardent, c’est celui que je viens d’exprimer, murmura le chasseur, et pourtant je sens que le talisman demeure froid comme le marbre…