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que tu viens de déposer sur l’obo[1]. Je pars pour une longue chasse dans la montagne, et j’ai besoin de la protection des esprits…

— Voici la dixième lune qui va commencer, répliqua Meïké en baissant les yeux ; la saison des frimas arrivera bientôt…

— Qu’importe ? dit le chasseur ; je connais dans la montagne des grottes profondes qui m’offriront un abri contre les froids de l’hiver.

— Écoutez, Moudouri, reprit la jeune fille ; les lamas disent que c’est un grand péché de détruire les êtres vivans, et qu’à la fin il vous arrivera malheur.

— Les lamas ne savent ce qu’ils disent, répondit Moudouri ; est-ce qu’ils entendent quelque chose à l’existence que je mène, eux qui passent leur vie à murmurer des prières ? Est-ce qu’ils ont jamais ressenti l’enivrement que cause le séjour des forêts ?… Il n’y a en moi aucun sentiment de haine contre les habitans des solitudes sauvages que je parcours en chassant ; mais, que ces lamas me le disent, pourquoi les êtres faibles de la création évitent-ils la présence de l’homme ? Pourquoi les animaux plus forts lui font-ils la guerre ? S’il m’était donné de les approcher tous, si je pouvais caresser l’épaule diaprée du tigre, passer ma main sur le dos fauve de l’aigle, voir le daim brouter à mes pieds, jamais je ne poserais une flèche sur la corde de mon arc. C’est parce que les animaux me fuient que je me lance à leur poursuite. Pourquoi ne me permettent-ils pas de vivre familièrement au milieu d’eux ?…

Comme il parlait ainsi, le cri de saksakha, saksakha ! retentit dans les airs, et le chasseur fouetta son coursier, qui s’élança en avant avec la rapidité de l’éclair. Meïké le suivit des yeux pendant quelques minutes, mais bientôt il ne se montra plus que comme un point noir qui ne tarda pas à disparaître dans l’espace.

Moudouri marchait si vite, emporté par le galop de son cheval, qu’avant l’heure de midi il atteignait les premiers escarpemens du mont Gekhounggé, que la couleur blanche de ses cimes calcaires a fait surnommer par les Chinois la Montagne de la Chaux. Il commençait à faire froid dans ces régions élevées. Une bise aiguë sifflait à travers les sapins, et des nuages pleins de grêle crevaient çà et là sur les flancs de la montagne. Déjà la glace criait sous le sabot du cheval, qui courait toujours en secouant sa rouge crinière. Moudouri avait rabattu sur ses oreilles son épais bonnet, fait de la peau d’un renard bleu, et abrité ses mains dans une paire de mitaines fourrées. Dans le lointain, l’ours au pelage gris rugissait et grognait comme un homme ivre, le loup hurlait dans les fourrés d’une voix

  1. C’est le nom que donnent les Tartares aux tumuli sur lesquels ils ont coutume de prier.