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Le sol, que recouvre un épais entrelacement d’herbes roussies par le soleil, ne rend aucun bruit ; les clairons ont cessé d’envoyer leurs sons barbares. Point de tambours, et chez l’ennemi plus de gongs ni de tam-tams. Le grondement sonore et d’un ton égal des pièces de Ki-hoa, puis le déchirement aigu de l’air que traversent les boulets, voilà les seuls bruits qui se font entendre. Et rien ne diffère plus, en ce moment, des idées que fait naître le mot d’assaut que la marche sûre, presque tranquille, de cette armée, qui déjà laisse des morts et des blessés derrière elle et semble dédaigner le danger. Ni habits brodés, ni couleurs éclatantes ; du noir et du blanc, de la laine et de la toile. Rien ne brille chez elle que ses baïonnettes. Son expression, c’est l’énergie concentrée, la confiance et la force. Et pourtant ici manque absolument l’espérance si chère aux Français de la louange publique, la pensée de vivre au-delà de la mort, d’être connu et célébré. Ceux-ci vont tomber obscurément à l’extrémité de l’Asie.

Les coups de l’ennemi, tirés d’abord à des intervalles assez longs, deviennent de plus en plus multipliés. Son feu est vif et bien réglé, en direction surtout. Les Annamites ont l’avantage ; le soleil est dans les yeux de l’armée française. L’artillerie, qui s’est établie à 1,000 mètres, a déjà supporté des pertes. Des hommes et des chevaux sont tués ou blessés ; une roue de caisson vole en éclats. Le lieutenant-colonel Crouzat, portant ses pièces par des élans rapides et brillans à 500 mètres, puis à 200 mètres, parvient à diminuer l’infériorité notable causée par le soleil, dont les rayons sont presque horizontaux. Dans cette halte à 200 mètres, qui fut la dernière, les pièces tirent à mitraille sur le haut des épaulemens.

La fusillade est des plus violentes. À cette distance se dresse, avec un relief considérable, l’obstacle de terre et de bambous percé de meurtrières qui blanchissent de fumée à toute seconde. La plaine ne présente aucun abri, et l’on ne peut attendre à découvert l’effet de l’artillerie. Déjà les pertes sont sensibles. Il faut profiter de la confiance des troupes, que le souvenir de la veille exalte et qui ne demandent qu’à s’élancer. Les sacs sont mis à terre, les coulies porteurs d’échelles sont remplacés ; l’amiral ordonne aux colonnes de s’avancer. On parlera principalement ici de l’attaque de droite et de ses épisodes. La 2e compagnie[1] est lancée en tirailleurs. Un tumulus, le seul qu’il y eût dans la plaine, s’élevait à environ 200 mètres de la ligne ennemie. C’est en cet endroit que la colonne de droite fut lancée. Elle rencontra les premiers trous de loup 50 mètres plus loin, à 150 mètres par conséquent de l’obstacle principal. Ces défenses accessoires étaient disposées avec un art consommé. C’étaient six lignes de trous de loup séparées par

  1. Des marins débarqués, capitaine Prouhet.