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Leur lit est en dos d’âne : l’endroit le moins profond est situé au point où les deux courans se rencontrent et amoncellent les vases. Les bords sont couverts d’une végétation douce et molle, gracieuse et agréable, mais où l’on cherche vainement la splendeur des tropiques. Ce sont des manguiers, des palétuviers, des palmiers nains, des arbres à jasmin blanc, beaucoup d’autres qui ont souvent un feuillage d’aspect européen et qui étalent la gamme de tous les verts, depuis le vert pâle et maladif du saule pleureur jusqu’au vert sombre et métallique du camellia. À une petite distance du bord s’élèvent des cocotiers et le plus gracieux des arbres de la terre, qui semble une colonne vivante, le palmier arac. De hautes herbes, des lianes, des aloès, des cactus très épineux, forment des fourrés impénétrables pour les Européens, mais où les Annamites savent glisser, ramper et guetter. Une découpure pratiquée naturellement dans les rives des arroyos rend encore les surprises plus faciles : ce sont de petites anses qui s’enfoncent dans la terre parallèlement au cours de l’eau, et dont l’entrée est masquée par des plantes grimpantes et tombantes. Ces réduits naturels abritent un homme, une barque, une petite troupe : il n’y a pas de lieu plus sûr pour une embuscade. Les arroyos ont donné à la guerre de Cochinchine une figure particulière. Quand on les voit pour la première fois, qu’on essaie de rompre leur bordure d’épines et de fanges, qu’on se sent disparaître dans la vase, qu’on est déchiré au visage, réduit à l’impuissance par des herbes molles et fortes qui s’enroulent et se nouent d’elles-mêmes, on se demande comment on pourra éviter les surprises d’un ennemi qui se joue de tous ces obstacles. Les petites canonnières en fer furent l’âme de cette guerre, sinon dans l’action principale, du moins dans celles qui la suivirent.

L’aspect de la Basse-Cochinchine est monotone, triste comme celui de tous les pays de rizières. Quand une trouée faite par les tigres ou les daims laisse la vue s’échapper au-delà de ces rives d’arroyos, rien ne frappe les yeux qu’une plaine verdoyante qui ondoie quelquefois comme la mer. Les rizières sont des terres bouddhiques. Là, rien n’attache l’âme à la terre. Le fond de la vie fait défaut. La terre cède, c’est de la boue : seule, la pensée peut glisser sur cet infini verdoyant ; le corps s’y abîmerait. L’éternel brin d’herbe succède au précédent, toujours semblable à lui-même. Devant l’inconsistant et le monotone, la volonté s’amoindrit, l’âme se dégage et s’échappe. C’est bien là qu’aurait dû être évoqué, pour terme d’une suprême félicité, l’anéantissement parlait, la fin de toute tristesse, de tout souvenir. Vers le nord et l’ouest cependant, quand on se rapproche de l’une ou de l’autre chaîne montagneuse, le terrain se relève, les rives des fleuves deviennent escarpées, et