Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/238

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bon coup de dents qui les renvoyait gémissans et honteux ; mais si cela ne suffisait pas, en deux temps l’affaire était faite.

Un jour qu’elle avait mis bas trois petits, l’un d’eux vint à décéder. Pendant quarante-huit heures consécutives, cette mère modèle se consacra tout entière à une résurrection impossible, le léchant, le retournant, le grondant, et, sauf les morsures, employant tous les moyens imaginables pour l’éveiller. Aux deux vivans elle ne prenait point garde, ne leur donnait pas à téter, les écartait d’elle avec ses dents, et, si on les eût laissés avec elle, les aurait à la longue immanquablement tués. Comme possédée, elle ne mangeait, ni ne buvait, ni ne dormait. Son lait la tourmentait, et ses souffrances de tout ordre l’avaient tellement surexcitée que personne n’aurait pu lui enlever le nouveau-mort.

Le troisième jour, on le lui vit prendre dans sa gueule et traverser la campagne dans la direction de la Tweed, à grande allure de steeple-chase ; elle plongea, tenant toujours son précieux fardeau, et arrivée au milieu du courant, le lâcha soudain, puis à la nage regagna prestement le bord. Là elle fit halte et suivit de l’œil le petit débris noirâtre que les flots emportaient, et qui, abandonné au courant, tantôt revenait sur l’eau, tantôt s’enfonçait… Quand elle l’eut perdu de vue dans l’éloignement, elle revint au logis, s’enquit des deux survivans, les mangea de caresses, les porta l’un après l’autre dans son chenil et se mit en devoir de les dédommager de la diète qu’elle leur avait infligée. Jugez du soulagement qu’ils lui procuraient, suspendus à ses mamelles trop pleines ; jugez aussi du leur, les pauvrets !

Wasp nous avait été donnée par Hugh Miller, qui trouva moyen d’être à la fois journaliste, géologue et homme de génie. Il était de nos amis, et nous conta un jour l’histoire suivante. Il était resté dans son bureau de journal, un soir d’hiver, après le départ de ses employés. On frappa plusieurs coups de suite, avec une sorte d’impatience, à la porte du bureau. « Entrez ! dit-il, et, regardant pardessus son épaule, il vit une petite fille en haillons, toute trempée de neige fondue. — Vous êtes Hugh Miller ? — Oui. — Mary Duff vous demande. — Que veut Mary Duff ? — Elle va mourir… » Un vague souvenir lui fit quitter à l’instant son travail, et bien abrité sous son plaid, — ce plaid connu de tout Edimbourg, — son gourdin sous le bras, il suivit à grands pas l’enfant qui trottinait devant lui, et, longeant High-Street, le conduisit dans la Canongate. Chemin faisant, il avait retrouvé ce que sa mémoire avait à lui dire de Mary Duff, jolie jeune fille élevée chez des voisins de sa famille, à Cromarty. Il l’avait rencontrée pour la dernière fois à la noce d’un de ses « frères » en maçonnerie, où il figurait comme garçon d’honneur et où elle était la best maid. Il lui semblait revoir sa physionomie