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« Qu’avez-vous affaire de ce chien ? » Mais j’insistai. » Comment va Rab ? » Cet homme se troubla et rougit. Passant la main à plusieurs reprises dans sa rousse chevelure : « Ma foi, monsieur, Rab est mort, me répondit-il. — Ah !… Et de quoi est-il mort ? — Quand je dis qu’il est mort, reprit l’homme, c’est manière de parler… Le fait est qu’on l’a tué… Et, tenez, c’est moi qui ai fait son affaire… avec la fourche… On n’en pouvait rien tirer, voyez-vous !… Il était toujours à l’écurie avec la jument, et n’en voulait plus sortir ! J’ai tâché de l’apprivoiser avec du caillé, avec de la viande, mais il ne voulait toucher à rien,… et il m’empêchait de faire manger ma bête,… toujours grognant, toujours me sautant après les jambes… Je ne me souciais pas de lui faire du mal,… il n’avait pas son pareil d’ici à Thornhill ;… mais ma foi, monsieur, il a bien fallu en passer par là !… » Je ne doute pas que cet homme n’ait dit vrai. Rab est donc bien mort ; sa fin a couronné sa vie. N’ayant plus d’amis et plus de dents, fallait-il pas qu’il gardât la paix et observât toutes les règles de la civilité ?


V

Que d’histoires n’aurais-je pas à vous raconter, si je ne craignais de vous retenir trop longtemps dans le chenil de mes réminiscences ! Mais ni Jock l’écervelé, ni Duchie (la Petite-Duchesse), ni même Wasp… Si fait cependant : Wasp aura sa place dans cette galerie. Je la lui dédie pour quelques raisons majeures. Et d’abord sa ressemblance avec une des plus belles cantatrices qui aient jamais paru sur la scène. Je ne l’ai jamais vue, dans ses extases d’amour maternel, couver d’un regard tendre et profond ses petits à peine nés et encore aveugles, sans me rappeler Lucrezia Borgia et Mlle Grisi arrêtée devant Gennaro endormi.

Il fallait voir Wasp lâchée dans Bowden Moor, et tantôt galopant le nez à terre, tantôt ramassée au bord de quelque fossé, les oreilles droites, couvrant l’espace de ses regards, comme une vedette embusquée, en alerte et animée d’intentions perverses. Docile pour ses maîtres, soupçonneuse et brusque envers l’étranger, elle n’avait pas un naturel querelleur, mais Polonius aurait été content d’elle, car, « une fois engagée dans une dispute, » Wasp se comportait de manière que ses antagonistes « prissent garde à elle[1]. » Jamais elle ne fut vaincue, et je la vis même tuer sur place quelques-uns des rustres de son espèce qui se jetaient sur elle quand elle accompagnait son maître en tournée. En général elle se contentait d’un

  1. Allusion aux conseils donnés par le vieux Polonius a son fils Laërte. — Hamlet, Prince of Denmark, acte Ier, scène III.