Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/236

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la ramener en ville, toute surprise. Il apportait une brassée de draps de lit, et sous ce fardeau ruisselait de sueur. Avec un signe d’intelligence, il étendit sur le parquet deux paires de vieux linceuls, marqués aux coins en gros caractères rouges : A. G. 1794. C’étaient les initiales d’Alison Grœme, et peut-être jadis, au milieu d’une de ces courses où il endurait et la pluie et la fatigue, avait-il vu sa fiancée, sans qu’elle le sût là, derrière la vitre, à la regarder coudre, mais non certes sans qu’il fût présent à sa pensée, marquer ainsi, à la clarté du foyer, ces beaux draps, neufs alors, et destinés au lit de « son James. »

D’un geste, il enjoignit à Rab de descendre, et, prenant sa femme dans ses bras, il l’enveloppa dans les draps d’une main ferme et soigneuse. Le visage fut laissé à découvert. Ceci fait, il l’enleva, m’adressa un nouveau signe de tête plus douloureux que le premier, puis, avec une résolution qui n’excluait pas la tristesse, longea le couloir et descendit l’escalier, Rab sur les talons. Je les suivais, un flambeau à la main : précaution superflue. Marchant toujours, je me trouvai tenant mon chandelier et sans réfléchir à ce que mon action avait d’absurde en plein jour et en plein air par cette glaciale matinée. Nous arrivâmes bientôt à la porte. Je l’aurais aidé volontiers, mais je vis qu’il se réservait toute cette besogne ; il était de force, et il n’avait besoin de personne. Il l’étendit sur la charrette aussi tendrement qu’il l’en avait retirée dix jours plus tôt, — aussi tendrement qu’il l’avait pour la première fois reçue dans ses bras alors qu’elle était encore Alison Grœme. Il l’y arrangea, laissant exposé au grand jour ce beau visage scellé par la mort ; puis, la main à la tête de Jess, il s’éloigna sans prendre plus garde à moi que Rab lui-même, lequel fermait la marche à l’arrière du chariot.

Je les suivis de la pensée traversant ce beau pays que je connais si bien, gravissant le brae de Libberton, longeant ensuite. Roslin-Muir, traversant les bois d’Auchindinny, bref jusqu’à la porte de l’humble maisonnette où le cortège devait s’arrêter.

James enterra sa femme, accompagné de ses voisins. Rab regarda de loin la cérémonie. Sur la terre couverte de neige, ce petit trou noir devait faire un singulier effet. Peu après, James tomba malade à son tour. Une espèce de fièvre lente sévissait dans le village, et ses veillées, ses soucis, ses fatigues le prédisposaient à la prendre. Il se mit au lit. Le médecin l’y trouva déjà sans connaissance. Il fut promptement enlevé. On n’eut pas grand’peine à rouvrir la fosse, mais il fallut la retrouver sous une nouvelle couche de neige. Rab fut encore témoin des funérailles, et revint au logis se tapir dans l’étable…

Je m’informai de Rab au successeur de James, devenu possesseur de Jess et de la charrette. Il me répondit d’abord par une rebuffade.