Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le lendemain, mon patron examina Ailie. Son mal devait incessamment, laissé à lui-même, devenir mortel, et dans un bref délai. On pouvait l’opérer, et le résultat pouvait demeurer définitif : au pis aller, elle serait immédiatement soulagée ; on l’engageait à tenter l’épreuve… — Ailie remercia, regarda son mari et dit : « Quand ce sera-t-il ? — Demain ! » répliqua l’excellent médecin, peu prodigue de paroles. Et là-dessus, nous nous retirâmes. Le lendemain, sur une planche noire, bien connue des étudians, on vit, collée avec quatre pains à cacheter, une bande de papier ; ces mots y étaient écrits : on opérera aujourd’hui. J.-B. Clerck. Il fallait voir la liesse et l’empressement qui se manifestèrent aussitôt dans les groupes attirés par cette affiche : « Où cela ?… dans quelle salle ? » répétait-on de tous côtés. Sont-ils donc impitoyables ? Pas plus que vous, pas plus que moi ; mais chez ces jeunes gens endurcis au spectacle de la souffrance, la pitié en tant qu’émotion a disparu peu à peu, remplacée par la pitié envisagée comme motif. On ne frémit plus devant le mal, mais on se voue tout entier à le combattre. Cette émulation féconde et joyeuse ne vaut-elle pas mieux qu’une sympathie attristée et stérile ?

On cause, on plaisante donc dans l’amphithéâtre. Le chirurgien en chef s’y est déjà rendu avec son état-major. Arrive Ailie : un seul regard jeté sur elle apaise et contient le tumulte. Les étudians sont domptés par cette belle et imposante vieillesse. Assis et muets, Ils la contemplent. Elle entre d’un pas rapide, mais non hâté. Elle a son mutch sur la tête, son fichu de mousseline, sa casaque de basin, son jupon de laine noire, qui laisse entrevoir ses bas de tricot et ses pantoufles de tapisserie. Derrière elle, James et Rab. Le premier s’assoit à distance et prend entre ses genoux, comme dans un étau, la tête puissante de son compagnon. Rab semble perplexe et menaçant ; son oreille unique se dresse et se recouche à toute minute.

Ainsi que le chirurgien le lui prescrivait, Ailie, s’aidant d’une chaise, est montée sur la table où elle s’étend dans la position voulue. Elle s’y arrange, jette sur James un coup d’œil rapide, ferme ensuite les yeux, et, s’appuyant à moi, me prend la main. L’opération commence à l’instant même. Il n’y avait pas moyen de la brusquer, et le chloroforme, — un vrai don de Dieu à ses créatures souffrantes, — n’était pas encore connu. Le chirurgien instrumentait donc à loisir. Sur le pâle visage, on lisait une douleur intense ; mais Ailie ne faisait pas un mouvement, n’articulait pas une plainte. Rab était en proie à un travail intérieur. Il voyait bien qu’il se passait quelque chose d’étrange, qu’on tirait du sang à sa maîtresse, et qu’elle souffrait ; aussi son oreille se hérissait-elle à chaque instant, il poussait de sourds grondemens çà et là coupés d’une espèce de rugissement convulsif qui exprimait son impatience. On devinait