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comme la résultante de sa puissance intellectuelle et de sa puissance morale.

Ce rôle des capitaux dans le développement de la puissance productive est un des sujets les plus dignes d’être médités par tout le monde et de fixer l’attention des hommes d’état. Pour que l’industrie avance dans un état, il faut que la formation et la conservation des capitaux y soient encouragées par les mœurs et par les lois ; il faut que les habitudes privées des citoyens et la politique de l’état ne les dévorent point par des dépenses improductives. De même que les premiers hommes, pour former leurs capitaux rudimentaires, ont dû imposer des privations à leur appétit désordonné ou à leur penchant à ne rien faire, de même de nos jours, afin de former ou de ménager le capital, qu’il importe tant non-seulement de conserver, mais de grossir, les classes peu aisées doivent régler leur existence et fuir le cabaret, les classes aisées et les riches prescrire des limites à leur amour du luxe et à leur ostentation, et les gouvernemens tempérer leur goût pour le faste et se garder des entraînemens de la ruineuse passion de la gloire militaire.

L’influence que l’agrandissement de la puissance productive de l’homme exerce sur la maiche de la civilisation peut se démontrer par un seul exemple qui remonte aux plus anciens temps. La société humaine n’a pu exister que du jour où un certain nombre de découvertes, du genre de celles dont nous venons de parler, ont été au pouvoir de l’homme. Pour que les générations pussent se succéder en formant cet enchaînement régulier qui constitue une société viable et progressive, il était indispensable surtout que les hommes eussent leur subsistance assurée, car, il faut l’avouer, quelque pénible que soit cet aveu pour notre orgueil, c’est le premier de leurs besoins, celui qui peut le moins attendre. Cette condition n’a été remplie dans la civilisation occidentale qu’après qu’on a eu reconnu les qualités propres au blé, la résistance de la plante aux intempéries des saisons, l’uniformité relative de son rendement et la facilité de conservation qui distingue le grain une fois récolté ; puis il a fallu, pour cultiver cette graminée précieuse, qu’on inventât la charrue attelée de la paire de bœufs, la charrue, une des plus utiles machines que possède le genre humain. On peut dire que la civilisation est née tenant un épi à la main et appuyée sur le manche de la charrue : une découverte d’histoire naturelle avec une découverte mécanique. Jusque-là, l’existence des hommes était à la merci de la famine, qui les menaçait sans cesse et souvent les décimait et les forçait à se disperser pour aller chercher ailleurs des conditions meilleures, qu’ils ne trouvaient pas. La société n’était pas définitivement fondée.