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de taille courte et ramassée, d’un embonpoint quasi sphérique, d’une laideur fleurie et joyeuse, me rappelait Socrate par son visage comme par son genre d’esprit. Sa mise était négligée, ses mains furetaient sans cesse au fond de ses poches, et il ne déployait une activité remarquable que s’il s’agissait de fumer ou de dormir. Dans ses yeux d’un bleu froid étaient sournoisement tapis maints éclairs humoristiques. Sa douce voix, — d’autant plus douce qu’il raillait davantage, — donnait à ses sarcasmes un caractère d’ironie tout à fait spécial. Sa capacité d’auditeur était sans bornes. La parole humaine par elle-même semblait avoir un grand charme pour lui, quels que fussent les propos de son interlocuteur.

Tel était l’homme qui, le dimanche, à la chapelle, embusqué dans son coin, tenait en éveil le prédicateur, et qui, mieux que le savant ministre, possédait son Ancien-Testament. Il est mort, lui aussi, et depuis quelques mois à peine ; il est mort entouré de ses chers bouquins, de tout ordre, de toute provenance, de tous formats, de toutes langues, — beaucoup sans la moindre valeur, — rangés dans un désordre dont lui seul avait le secret, mais tous lus et relus, et logés à fond dans une mémoire aussi absorbante qu’insatiable.

Je pourrais m’excuser de m’étendre ainsi sur tous ces portraits ; mais que voulez-vous ? le temps passé me revient, ses images me hantent. J’entends ces voix qui vibrèrent si souvent à mes oreilles attentives. Il faut ou se taire ou se laisser aller à ce prestige du souvenir.

Que de nuances d’ailleurs dans un caractère humain étudié de près ! J’ai dit que mon père, au milieu de nous, se taisait presque toujours. Lui-même s’attristait de ce manque d’expansion : — Ma tendresse pour vous, nous disait-il un jour, c’est une source profonde, mais qui ne déborde jamais. — Peut-être fallait-il en accuser notre genre de vie, si clos, si monotone. En voyage, en voyage seulement, ce cher père devenait presque bavard. Le mouvement extérieur, le changement de scène, l’animaient. C’est en l’accompagnant dans quelques excursions que j’ai le plus appris de sa vie passée, et qu’il s’est le mieux révélé à moi. Les anecdotes de sa jeunesse, les plaisanteries les plus imprévues, se pressaient alors sur ses lèvres : il citait à profusion ses poètes favoris ; il se rappelait avec amour les romans auxquels il devait tant d’aimables loisirs, car ce prédicateur assidu, cet exégète laborieux, rangeait parmi les bienfaiteurs de leur race les ingénieux esprits qui savent prêter à la fiction les attraits et les enseignemens de la réalité. Il aimait Walter Scott, et Goldsmith, et même Fielding. Miss Edgeworth, miss Austen, miss Ferrier n’avaient guère de lecteur plus sympathique. Ni la chasse ni la pêche ne le leur disputait : il professait une aversion raisonnée pour ces passe-temps cruels qui infligent d’inutiles souffrances