Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 42.djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’autres dont hier encore mes regards ont croisé le regard. Ils s’arrêtèrent un instant sur le mari bien-aimé, puis se fermèrent, jusqu’au jour où chacun reprendra sa forme vivante. Comme l’a, dit le poète Hood, « ses paupières immobiles étaient closes — elle avait vu se lever une autre aurore que la nôtre. »

— Rendons grâce, rendons : grâce ! — Ainsi, comprimant sa douleur, avait parlé le père à ses enfans terrifiés. Au milieu de cette désolation, et pour cette désolation même, il fallait remercier le ciel…

Depuis lors mon père a toujours eu auprès de lui ce sofa sur lequel il l’avait vue expirer. Un autre souvenir, — heureux et charmant, — se rattachait à ce meuble, désormais sacré pour nous. Ma mère, alors jeune mariée, y était assise sur le chariot qui l’avait amenée à la manse, elle et son modeste mobilier.

L’an dernier, pas plus tard, je trouvai chez moi, m’attendant pour me consulter au sujet de je ne sais quelle indisposition, une bonne vieille paysanne. « Vous souvenez-vous de moi ? » me dit-elle en se levant à mon entrée. Je la regardai. Sa figure m’était absolument nouvelle ; mais sa voix, comme du fond d’un rêve, venait caresser de sons familiers mon oreille étonnée. « Tibbie Meek ! » ce nom me fut suggéré par un pur instinct et sans la moindre réflexion. Plus de quarante ans, songez donc, s’étaient écoulés depuis notre dernière rencontre. — Tibbie vit encore à l’heure qu’il est ; elle habite Thankerton.

Ma mère était fort aimée. Il vint beaucoup de monde à ses funérailles. La plupart des invités, sachant qu’elle avait demandé à être inhumée dans le cimetière de Symington, à quatre milles de la manse, étaient venus à cheval. Nous la famille, étions dans des voitures. Depuis la terrible scène dont j’ai parlé, une torpeur stupide qui m’avait envahi m’empêchait de comprendre au juste ce que signifiaient ces mots « Votre mère est morte. » Je l’avais vue étendue, immobile. puis devant moi encore on l’avait enfermée dans sa boite sans qu’elle eût remué depuis ; mais je ne savais pas ce qu’allait devenir ce long caisson noir où on l’emportait et que nous escortions Je ne savais pas que nous reviendrions tous, et qu’elle seule ne reviendrait jamais.

Quand nous traversâmes le village, tous les habitans étaient sur le pas de leurs portes. Une femme, la femme du forgeron Thomas Spence, avait un nourrisson dans les bras, lequel sautait et gazouillait de joie à cet étrange spectacle : les cavaliers en foule, les voitures, les panaches du corbillard ! — C’était mon frère William, alors âgé de neuf mois, et Margaret Spence était sa mère nourrice.

Arrivés au cimetière, nous entourâmes, debout, la fosse ouverte.