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aussitôt son regard ; il détachait le fruit d’or, et le faisait briller devant la foule. Un jour un savant anglais, M. George Finlay, s’empare de ses recherches sur Trébizonde et la Morée, les coordonne, les développe, les complète, en fait un livre où sont confrontés les deux empires de la Grèce du moyen âge[1]. Un autre eût réclamé, eût crié au plagiat ; Fallmerayer est heureux de voir sa pensée comprise et son œuvre réalisée. Il n’avait rédigé que des mémoires, il n’avait fait que rassembler les pierres du monument : le voilà, l’ouvrage qu’il avait conçu, et par la hardiesse de la pensée comme par la netteté du langage il est digne d’un Gibbon. « Pourquoi donc ne pas l’avoir fait ? dira quelque railleur. Vous qui prétendez avoir découvert tant de choses inconnues à Trébizonde et en Morée, pourquoi ne pas avoir donné ce livre à votre pays ? — Je réponds : parce que certaines choses sont advenues qui m’ont obligé à réfléchir, parce que j’avais déjà payé d’une grande partie de mon bonheur et de mon repos ici-bas l’audace de mes premières tentatives, parce que c’eût été folie d’en hasarder le peu qui me restait pour une œuvre condamnée d’avance. Il est dangereux d’avoir des idées en Allemagne quand on n’a pas une armée pour les soutenir. Combattre seul, sans lâcher pied, sans courber la tête, au milieu d’un troupeau d’esprits serviles ; défendre la liberté de la pensée quand on est environné de lâches qui ne songent qu’à servir l’opinion régnante et à ne pas se compromettre, encore une fois, ce serait folie ! Il y a des choses que le siècle présent ne peut pas supporter. Mes luttes contre les préjugés scientifiques, la loyauté de mes écrits et de mes actes ne m’ont fait que trop de mal, hélas ! sans faire aucun bien à personne. Je ne regretterais pas ce que j’ai souffert, si j’avais pu délivrer les intelligences asservies et rendre aux âmes un libre essor par la vertu de l’exemple ; mais non, Tacite l’a dit : Thrasea Pœtus sibi causam periculi fecit, cœteris libertatis initium non prœbuit. » Douloureuse plainte, paroles injustes ! Certes nous ne pensions pas que le pays de Lessing, de Kant, de Goethe, pût être accusé de lâcheté dans l’ordre des travaux de l’esprit. Je sais bien que tout est relatif, et que, là comme ailleurs, le téméraire qui touche aux traditions doit expier son audace ; je sais bien que cela est vrai surtout en Bavière, où tant d’influences ténébreuses corrompaient alors le sentiment religieux du pays. Est-il permis de dire cependant que Fallmerayer soit resté seul, qu’il ait été environné de lâches, que la sympathie des cœurs d’élite lui ait manqué ? Il a démenti plus tard ce cruel langage, lorsqu’il a formé si noblement autour de lui la généreuse légion dont je viens de citer les chefs.

  1. Médieval Greece and Trebisond, Londres 1851.