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envahissans d’heure en heure. Que d’autres images encore m’assaillirent tout à coup ! Je pensai au catalogue de la foire de Leipzig, je pensai aux tourmens de l’intelligence, au titanique désir de savoir, à la soif insatiable de vérités nouvelles, à l’inconstance des idées ; je pensai à l’esprit de parti, à l’orgueil des démagogues et à leurs expérimentations politiques ; je pensai aux avocats de Paris, je pensai à l’aveuglement des nations allemandes. Oui, tout cela, en quelques minutes, se représenta confusément et violemment à mon imagination. Je me sentais déjà ébranlé, et contre tant de maux si redoutables je voulais m’assurer un abri dans la solitude alpestre du cloître de Saint-Denis.

« Après une nuit de perplexités, je sortis du couvent aux premières lueurs de l’aube, je descendis par les roches jusqu’à la fontaine des orangers, je traversai le ravin, et, gravissant la pente opposée, je montai vers l’ermitage afin d’examiner de plus près l’asile où je devais oublier tous les soucis de ce monde. Cependant du haut des cimes solitaires du mont Athos le soleil épanchait solennellement des flots de lumière sur les flancs abruptes de la montagne et sur les énormes entassemens de rochers. Peu à peu il gagnait la forêt de sapins, le bois de châtaigniers, la région des platanes, l’ermitage et son jardin, avec ses vignes en espalier, avec sa belle végétation toute dorée par l’automne ; il atteignait ensuite les noyers, les orangers, les masses de verdure pressées au creux du ravin ; il frappait les tours du couvent, le dôme garni de plomb, les coupoles byzantines ; il enveloppait enfin tout le monastère de Saint-Denis. Au-dessous, uni comme un miroir, étincelait le large golfe, et du milieu des bâtimens on entendait retentir le son des cloches, la tendre, la plaintive musique des âmes, la musique si douce du christianisme. Ah ! si l’homme était capable de jouir ici-bas d’une félicité durable, où pourrait-il en goûter le charme céleste, sinon dans les vertes et paisibles forêts de cette Chersonèse bénie ? On comprend que Sertorius, au milieu du tumulte de la guerre civile, fatigué de son temps et pris d’un désir infini de repos, ait eu la pensée de se fuir lui-même, de fuir les tempêtes du monde romain, et d’aller finir ses jours au-delà de la Celtibérie, dans les Iles-Bienheureuses. Mais Sertorius n’est pas allé dans les Iles-Bienheureuses, il voulait conquérir la paix de l’âme sans renoncer aux séductions de la vanité ; il n’avait pas dompté en lui l’orgueil, l’ambition, les élans de la nature sensuelle ; il n’avait pas encore triomphé du monde, comme les vertueux héros de l’église grecque. Oui, les héros ! car les voilà vraiment, les grands athlètes, les libres tourmenteurs d’eux-mêmes, occupés sans cesse à se macérer au milieu des châtaigniers et des lauriers du mont Athos, ce colossal munster byzantin, dont la nature elle-même a construit les tours et les murailles indestructibles ! Ce n’est pas là une image de fantaisie, c’est la réalité même : le mont Athos est vraiment la cathédrale forestière de la chrétienté anatolique. Une île de montagnes, longue de plus de douze lieues, avec deux ou trois lieues de largeur, et rattachée au continent par une langue de terre étroite et basse, s’élève dans sa majesté solitaire au-dessus du golfe de Strymon. C’est le mont Athos. »


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