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passé en Grèce, ajoute M. Gervinus, malgré toutes les révolutions dont Fallmerayer a retrouvé l’incontestable histoire.

Bien plus, à l’époque même où s’épanouissait la fleur du génie hellénique, on a toujours vu ce merveilleux génie s’assimiler le monde barbare. Les Grecs de race pure étaient une poignée d’hommes ; les Grecs de seconde main, les Grecs façonnés et assimilés, couvraient un immense empire. En Orient comme en Occident, au pied du Vésuve et de l’Etna comme au pied du Taurus, sur l’Adriatique et sur la Mer-Noire, en Macédoine et en Syrie, chez les grossières tribus de l’Europe du nord et chez les sujets amollis du grand roi, l’histoire a présenté pendant bien des siècles ce spectacle admirable : un petit nombre de Grecs superposés en quelque sorte à un vaste fonds de barbarie et le transformant par la civilisation. Condamnés à d’inévitables mélanges, ils absorbaient dans leur vie intellectuelle et morale les peuples au sein desquels se confondait leur existence physique. La race grecque pouvait décroître, le génie grec avançait toujours.

Quand on se représente ce grand fait, on comprend que les Hellènes repoussés dans les îles par les invasions slaves aient soumis peu à peu les vainqueurs, et que les traditions, la langue, l’esprit, les idées, aient continué de vivre à travers toutes les modifications du sang. C’est une nouvelle application du vers d’Horace : Grœcia capta ferum victorem cepit. Si on n’admet pas que les Hellènes de l’Archipel, aidés sans doute des Grecs de Byzance, aient fini par s’assimiler les peuples que les migrations jetaient sur leurs côtes, le miracle de l’influence hellénique est bien plus grand encore ; il faut reconnaître alors que l’esprit grec tout seul, sans le secours d’aucune créature vivante, invisiblement, mystérieusement, aura continué son œuvre d’assimilation sur les Barbares. La seule vertu de ses traditions immortelles, l’irrésistible magie des souvenirs laissés par lui dans le monde aura tout accompli. Le flambeau de sa vie aura été transmis à de nouveaux enfans adoptifs, malgré l’absence des cursores dont parle Lucrèce. Il est incontestable en effet, — je résume encore ici les pages excellentes de M. Gervinus, — que ces Hellènes nouveaux, à part toute question d’origine, sont les vrais héritiers des anciens Grecs, c’est-à-dire l’élément le plus vivace de l’Europe orientale. « Partout où le commerce, l’industrie, les lumières, ont pris quelque essor chez les Ottomans, c’est l’œuvre des Grecs. Eux seuls fournissent à la Turquie des architectes et des ingénieurs, des sculpteurs et des peintres. Ce sont eux qui donnent à l’Albanie des ecclésiastiques, des médecins, des changeurs, des agens d’affaires. Investis en quelque sorte des fonctions de drogmans entre les diverses classes du territoire, ils enlacent l’empire d’un vaste réseau, si bien qu’ils ont en main toutes les affaires, tous les fils des agitations