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nous, la catastrophe funeste, la calamité qui pèse sur l’Europe orientale, c’est l’invasion ottomane du XVe siècle ; pour les Grecs, au sentiment de Fallmerayer, le mal odieux, irréparable, dont le souvenir les obsède toujours, c’est l’invasion franque du XIIIe : « nous aimons mieux voir le turban de Mourad au seuil de Sainte-Sophie qu’un chapeau de cardinal, » disait un des hauts dignitaires de Byzance, l’archonte Notaras, quelque temps avant la prise de Constantinople. Le sentiment qui anime ces paroles et qui se retrouve jusque chez les Grecs de nos jours, Fallmerayer le fait remonter aux événemens dont Villehardouin a tracé le récit. « Les peuples, dit-il, ont toujours supporté plus patiemment la servitude politique que la servitude spirituelle. Les cruautés, les déloyautés des chrétiens occidentaux quand ils firent la conquête de l’empire grec, les persécutions qu’ils infligèrent à l’église d’Orient avec un mélange de dérision impie et de rudesse toute bestiale, inspirèrent aux chrétiens de ces contrées une horreur profonde pour le gouvernement spirituel de l’Occident, horreur qu’aucune période, aucun événement ultérieur n’a pu effacer de leur mémoire. Le joug des Turcs mahométans leur parut moins écrasant, moins déshonorant, moins dangereux pour leur salut dans ce monde et dans l’autre que l’esprit de domination, la cupidité, et les détestables institutions de l’église romaine. »

Le jour où ces paroles firent explosion au sein de l’Allemagne catholique, le scandale fut immense. Plus le livre était grave, savant, approuvé et admiré des maîtres, plus les partisans de Rome furent irrités. Dans toutes les feuilles ultramontaines, il y eut un tolle contre l’historien de Trébizonde. Et ce n’étaient pas seulement les passions religieuses qu’avait provoquées son audace ; rappelez-vous la date du livre et l’esprit général de l’Europe. Tout cela se passe en 1827, au moment où la Grèce insurgée vient de faire son dernier effort contre les Turcs, où l’Europe chrétienne se décide à sauver les héros de Missolonghi et de l’Acropole, où la Russie a obtenu de l’Angleterre le protocole du 4 mai en vue d’une action commune, où la France enfin, sous le ministère Martignac, va se réunir aux cabinets de Saint-Pétersbourg et de Londres, tandis que M. de Metternich redouble d’activité pour rompre cette triple alliance et maintenir l’intégrité de l’empire ottoman. Certes, en de telles circonstances, l’espèce de manifeste par lequel se terminait l’Histoire de Trébizonde arrivait bien mal à propos. Était-ce donc à un écrivain généreux d’éveiller des souvenirs favorables aux Turcs et de fournir des argumens à la politique autrichienne ? Cette politique, sage peut-être et prévoyante, puisqu’elle était dirigée contre l’ambition russe, on sait combien elle était odieuse à tout ce qui était libéral en Europe. Fallmerayer, en prenant parti pour les Turcs dans les termes que nous venons de citer, ne blessait pas seulement les catholiques