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Une autre difficulté fort grave qui ne nous permettait guère jusqu’ici de juger équitablement le rôle de M. Fallmerayer, c’était le sujet même de ses travaux. À quoi se rapportent en effet les principales œuvres signées de son nom ? A la question d’Orient. Or depuis cinquante années la question d’Orient a subi bien des phases ; il y a eu là pour l’Europe, dans une série d’expériences successives, maintes vérités à recueillir et maintes erreurs à rejeter. La France, pour ne parler que de nous seuls, n’a-t-elle pas conçu à propos de tel ou tel épisode les plus dangereuses illusions ? Ces illusions, qui ont trompé en 1840 le ferme esprit de M. Guizot comme elles trompaient alors le pays tout entier, l’éminent homme d’état les a loyalement avouées dans le dernier volume de ses Mémoires et nos lecteurs savent avec quelle finesse cet aveu a été commenté ici même par le brillant défenseur des chrétiens d’Orient[1]. Plus d’une fois en un mot, sans changer de principes sur le fond des choses, nous avons changé notre clientèle et nos alliances. M. Fallmerayer n’avait pas échappé à ces contradictions apparentes, bien qu’il eût des les premiers soulèvemens de la Grèce une opinion très arrêtée sur les affaires d’Orient. Jugeant ces choses non en diplomate, mais en historien philosophe, il ne se faisait pas faute d’exprimer certaines réflexions qui paraissaient absolument opposées au but qu’il poursuivait. L’abondance et l’originalité de ses vues déconcertaient sans cesse le lecteur. Ami de la vérité avant tout, il n’épargnait guère ses cliens, et l’on était obligé de se demander en mainte occasion : Où va-t-il ? que veut-il ? Maintenant que tous ces détails, un peu incohérens naguère, sont coordonnés sous nos yeux, il est plus facile de découvrir le principe auquel ils se rattachent. Les événemens d’ailleurs, depuis un quart de siècle, se sont chargés d’éclairer la pensée de l’éminent publiciste, soit pour la confirmer, soit pour la combattre. Ajoutons que des publications récentes ont jeté aussi une vive lumière sur les luttes que nous voulons retracer. M. Gervinus par exemple, dans son histoire si complète du soulèvement et de la régénération de la Grèce, a été amené à discuter les travaux de M. Fallmerayer, et il l’a fait avec une impartialité supérieure. Le moment est donc venu de retracer fidèlement cette vie aventureuse et de montrer d’une main discrète comment les travaux de ce savant homme peuvent éclairer çà et là quelques-unes des crises politiques de notre âge.

Jacques-Philippe Fallmerayer est né le 10 décembre 1790 dans un hameau du Tyrol, non loin de la petite ville de Brixen, à l’endroit où la rivière de l’Eisach, sortant du creux des rochers, se précipite

  1. Voyez, dans la livraison du 15 septembre 1862, l’excellente étude de M. Saint-Marc Girardin.