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devait languir plus d’une fois, même pour l’auditeur du XIIIe siècle. On voit cependant chez le vieux poète de singuliers efforts pour varier ses peintures. Il sent confusément ce qui lui manque, et l’idée de l’art s’éveille dans son imagination enfantine. Il y a des épisodes, des portraits, des changemens de ton. Tous les croisés ne sont pas des héros sans peur et sans reproche ; à côté des chevaliers de Godefroy de Bouillon, il y a place pour les ribauds du roi Lafur. Ces goujats que toute grande armée traîne avec elle ont été mis en scène par l’auteur avec une verve extraordinaire. Ceux-là ne sont pas des traînards ; quelle impétuosité au contraire, mais aussi quelles violences sauvages ! Ils sont hideux, ces ribauds : « Là on voit de vieux habits usés, de longues barbes, des têtes hérissées, des visages maigres, secs et pâles, des échines tordues, des ventres enflés, des jambes torses, des pieds contournés, des museaux brûlés, des chaussures crevées ; ils portent haches danoises et couteaux pointus, pertuisanes, massues et pieux brûlés par le bout. » Ils sont hideux surtout lorsque, poussés par la famine, ils vont déterrer les corps de leurs ennemis, les dépècent, les font griller au feu et les dévorent en riant. L’auteur n’a pas reculé devant les plus horribles scènes des croisades ; il n’a pas craint de mettre dans la bouche des chevaliers de Mahomet de sanglans reproches à l’adresse des ribauds de la chrétienté : « Seigneurs, dit Garsion, vous avez mal agi, vous écorchez nos gens, vous avez déterré les morts ; sachez, par Mahomet, que vous faites une grande vilenie. « Bohémond répond : « Ce n’est pas notre consentement. Jamais nous ne l’avons commandé, vous le croiriez à tort. C’est par l’ordre du roi Tafur, qui est leur chef ; une troupe diabolique, sachez-le en vérité ! Le roi Tafur ne peut-être dompté par nous tous. » Il faut en effet que Jésus lui-même intervienne pour protéger les musulmans et les belles sarrasines contre les profanations des ribauds. Le Dieu des chevaliers, le Dieu de Godefroy de Bouillon et de Bohémond de Sicile a quelque chose de chevaleresque dans la Chanson d’Antioche.

La traduction de Mme de Sainte-Aulaire est fidèle et expressive. On voit que l’écrivain a rempli sa tâche avec amour ; évitant la fausse élégance autant que la barbarie prétentieuse, il a été heureux de reproduire tour à tour la douceur et l’énergie, l’enthousiasme et la naïveté de son modèle. Ajoutons que l’intérêt de l’histoire et celui de la poésie ne sont pas les seuls qui nous touchent à la lecture de ces pages chevaleresques. Du fond du moyen âge, notre pensée se reporte sur les choses présentes, et quand les chrétiens de la Syrie, du Taurus, du Monténégro, sont livrés par la politique anglaise au despotisme musulman, comment ne serions-nous pas émus en trouvant chez le poète de la Chanson d’Antioche cette grande parole du Christ sur la croix : « Les Francs délivreront toute cette terre ! »


SAINT-RENÉ TAILLANDIER.


V. DE MARS.