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ques scènes bien nourries et fortement conduites, des saillies et des traits qui portent coup ; d’autre part un ensemble médiocrement tissu, peu de relief dans les caractères, une monotonie d’immoralité dont aucune figure sympathique, dont aucun sentiment vraiment noble ou délicat ne nous soulage, je ne sais quoi de malsain qui s’exhale même des personnages qui veulent être honnêtes. À peu de chose près, voilà, selon nous, le bilan des mérites et des démérites de la conception et de l’exécution de cette pièce. Arrivons au scandale, qui touche à un autre ordre de choses.

M. Émile Augier a voulu faire une comédie politique, ou, comme il aime mieux dire, sociale. Quelque nom qu’on y mette, cela consiste à porter sur la scène les questions contemporaines toutes chaudes, à y grouper et à y promener les hommes du jour, les partis, les intérêts, les. passions, au moment même de leur effervescence au dehors. Personne qui n’ait vu derrière la toile transparente du théâtre le corps législatif, personne qui n’ait appliqué des noms connus à certains personnages montrés ou désignés, personne qui sous le débat fictif n’ait reconnu la question romaine. Donc légitimistes, orléanistes, républicains, socialistes, tous les anciens partis ont figuré là sous des types d’intrigans, d’hypocrites, de sceptiques ou d’imbéciles, qu’il a plu à M. Augier de leur attribuer.

Mais pendant qu’une partie du public, séduite sans doute par la saveur de cette liberté scénique si large et si imprévue, en goûtait le plaisir et en applaudissait le fruit, tous ceux qui demandent au talent autre chose que lui-même, et qui équilibrent l’esprit par le cœur, concevaient d’autres sollicitudes et se montraient soucieux de certaines considérations d’un ordre supérieur. Il leur a semblé qu’il manquait et à l’œuvre et à l’action de M. Augier quelques élémens vulgaires si l’on veut, mais essentiels : la justice, la courtoisie des armes, le respect des vaincus. Qui défend-on ici ? Qui attaque-t-on ? Est-ce que les représailles seront permises ? La belle chose de battre les désarmés, de courir à la rescousse des forts, et d’aller entre leurs jambes barbouiller le visage de gens terrassés ! Aristophane fustigeait le démagogue tout-puissant, Beaumarchais s’attaquait aux gens qui pouvaient l’envoyer à la Bastille, Laya blâmait les arrestations arbitraires et osait mettre en scène un aristocrate honnête homme quelques mois après les massacres de septembre. La comédie semble donc, jusqu’à ce jour, avoir eu, parmi des torts qui tiennent à sa nature, le mérite du courage généreux. Par quelle fatalité, sous quelle funeste influence l’auteur de Gabrielle se laisse-t-il entraîner à donner l’exemple contraire et à vaincre, sans péril des adversaires absens ? Mais ces réflexions terre à terre en suscitent d’autres plus hautes et plus littéraires en même temps que morales. Qu’est-ce que la comédie politique ? Quelle place occupe-t-elle dans l’histoire de l’art ? À quelles conditions a-t-elle été possible ? Pourquoi et comment a-t-elle cessé ? Peut-elle renaître ? Belles et importantes questions, trop vastes pour ces quelques pages, mais que nous ne perdrons pas de vue en parlant du Fils de Giboyer, puisque cette comédie nous y oblige en quelque sorte par le bruit qui se fait autour d’elle.

M. Augier a-t-il apporté dans la comédie politique deux des qualités qui l’ont élevée si haut dans l’antiquité, la puissante impartialité du philosophe ou l’ardente conviction du citoyen ? Il faut éloigner ces grands souvenirs.