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puissance de la spontanéité publique, d’avoir recours à l’état et au budget officiel. On ne serait réduit à en venir là qu’après qu’il aurait été démontré qu’il n’y a pas dans les classes aisées et fortunées de notre pays assez de chaleur d’âme, assez d’esprit de justice, assez d’intelligence, pour que la générosité et le dévouement volontaires soient capables de se mesurer avec une nécessité exceptionnelle. Ce serait une honte pour la France ; ce serait aussi un grave péril. Quel précédent établirait-on, si l’on accoutumait les populations laborieuses à trouver dans le budget une sorte de caisse d’assurance contre le risque de la privation de salaire ! Quoi de plus froid et de plus corrupteur que de s’habituer à recevoir à titre de droit, c’est-à-dire sans être tenu à aucune réciprocité de bons sentimens, des secours de cet être abstrait, impersonnel, mécanique, qui ne procède que par la loi et la rigidité administrative, qui ne dit rien au cœur, et qu’on nomme l’état ! Certes la situation actuelle est déplorable, mais elle n’est pas sans compensation, si l’on sait s’élever parmi nous à la vertu sociale dont elle nous demande la pratique. Que nous apprend l’économie politique sur les relations du capital et du travail ? C’est que le capital est du travail accumulé, c’est que le capital est la réserve où s’alimente et se nourrit le travail dans le phénomène de la production. Ces deux coefficiens de la production sont inséparables l’un de l’autre, ne peuvent rien l’un sans l’autre. C’est pour que cette réserve du travail qu’on nomme le capital soit plus sûrement conservée, plus activement accrue, qu’une loi naturelle en a confié la garde à la propriété individuelle, et c’est sur une vue profonde de l’intérêt véritable des travailleurs que s’appuie la plus décisive défense des droits de la propriété individuelle. Quand, dans la grande lutte de la production, une catégorie tout entière de travailleurs est soudainement condamnée au chômage, quand par cela même elle ne peut plus prendre par son activité laborieuse sa part ordinaire dans la grande réserve du travail, quoi de plus naturel, de plus prudent et de plus juste que les détenteurs du capital fassent d’eux-mêmes sa part nécessaire à la portion de l’armée du travail qui est momentanément condamnée à l’inaction ? La répartition du capital par le droit de propriété individuelle étant fondée sur la liberté, c’est librement qu’il convient aux détenteurs du capital d’accomplir ce devoir de justice sociale. La liberté humaine ne s’honore et ne s’affirme jamais plus que lorsqu’elle se conforme aux lois naturelles du monde moral. Une belle occasion s’offre donc en ce moment aux classes riches et aisées de se montrer dignes des faveurs du sort. D’une nécessité, elles peuvent se faire une vertu ; de l’accomplissement d’un devoir, elles peuvent se faire un mérite. Averties par un malheur public et profitant de l’enseignement qu’il apporte, elles peuvent allumer en France un généreux sentiment de concorde sociale. Il dépend d’elles que des milliers d’ouvriers puissent traverser une épreuve douloureuse, non sans de pénibles privations à la vérité, mais du moins sans humiliation et sans amertume, avec le respect d’eux-mêmes et l’estime sympathique de leurs concitoyens.