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Il ne s’agit pas en effet, dans la circonstance actuelle, de recueillir au hasard un fonds quelconque que l’on irait émietter en aumônes insuffisantes ; il ne s’agit pas d’un effort de la charité ordinaire pour soulager un paupérisme ordinaire. Nous sommes en présence d’un accident extraordinaire, qui réclame un acte extraordinaire de fraternité sociale. Qu’est-il arrivé ? À la suite d’une crise politique étrangère, un déficit énorme s’est produit dans l’approvisionnement de la matière première qui fournissait à notre industrie son aliment le plus considérable. Le coton, matière première, par l’influence de la disette, atteint des prix exorbitans. À ces prix, il est devenu impossible d’employer cette matière première à la fabrication. Il y a en même temps engorgement des produits manufacturés, que la spéculation ne veut pas acheter aux prix auxquels le renchérissement de la matière première les a portés. Avant d’entreprendre de fabriquer des produits nouveaux, il faut attendre l’écoulement des produits accumulés au moyen de l’absorption lente de la consommation. Tandis que la consommation dégagera peu à peu les stocks surchargés de produits fabriqués, les efforts qui sont faits dans le monde pour suppléer aux approvisionnemens de coton brut, que de longtemps nous ne pourrons plus retirer des États-Unis, ces efforts arriveront à maturité, et la matière première reviendra avec une abondance relative à nos manufactures. Quand ces deux courans, celui qui épuisera le stock des produits fabriqués et celui qui ramènera le coton brut, se rencontreront, il y aura reprise d’affaires au sein de l’industrie cotonnière : jusque-là, le chômage continuera. Ainsi, par un accident fortuit, supérieur à la volonté des travailleurs, à la prévoyance commerciale et à la puissance de tout gouvernement, tout à coup une multitude d’hommes, dont on ne nous a pas encore dit le nombre, mais que l’on peut estimer par milliers et dizaines de milliers, sont, en pleine santé, en pleine énergie, en pleine bonne volonté, privés de travail et dépouillés de leurs moyens d’existence. Le revenu de ces milliers d’hommes et des familles qui vivaient d’eux, c’était leur salaire ; ils n’ont plus de salaire. Ce ne sont pas là des pauvres, des indigens dans le sens vulgaire : en travaillant, ils avaient une aisance relative ; laborieux, sobres, économes, ils pouvaient même amasser de petits pécules, et voir dans les caisses d’épargne s’accroître avec leurs petits capitaux le gage de leur sécurité et de leur indépendance. Ils vivaient dignement et librement du travail, comme les autres vivent des revenus et des bénéfices du capital. Ne relevant nue d’eux-mêmes, ils étaient dans la société les égaux de tous. C’est à ces hommes en masse que les moyens d’existence sont soudainement retirés.

Il n’y a qu’une seule manière de venir dignement en aide à une telle infortune : c’est l’association des contributions volontaires réunissant un fonds de réserve suffisant pour le travail en détresse. Il ne peut être ici question d’aumônes ; il faut prendre garde de laisser s’avilir par une misère accidentelle une portion si notable de nos populations laborieuses. Il ne peut être question, du moins jusqu’à ce que l’on ait fait l’épreuve de l’im-