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à l’oreille cette misère ; mais nul n’osait, par la voie des journaux, crier au secours. Certes la presse n’était pas avare de détails sur les souffrances du Lancashire. On nous répétait, d’après les journaux anglais, si utilement prodigues de révélations de ce genre, le nombre des ouvriers sans emploi dans le comté de Lancastre, le nombre lamentable des familles réduites à vivre des secours de la charité publique. Cependant personne en France n’osait demander publiquement pour nos ouvriers cotonniers cette statistique navrante, mais salutaire, de la misère ; personne n’osait mettre en face de la réalité du mal les sympathies et les obligations du dévouement social nettement et complètement éclairé. Pour trop de gens, chez nous, l’ignorance du mal en est la suppression, et la meilleure politique consiste à se boucher les oreilles et à fermer les yeux. N’était-il pas dangereux peut-être de livrer à la publicité universelle le tableau de tant de souffrances ? Que penserait l’administration de ces tristes divulgations ? Puis n’est-ce pas l’affaire du gouvernement de pourvoir aux exigences d’une semblable crise ? À se mêler de ce qui regarde le gouvernement, ne court-on pas, en ce temps-ci, le danger de se brûler les doigts ? C’est sans doute à des considérations de cette sorte qu’il faut attribuer le silence et l’inaction trop prolongés de la presse. Heureusement un comité d’industriels vient de porter devant le public la question de la détresse rouennaise, et s’efforce de créer par souscription un large fonds de secours pour la population ouvrière privée de travail. Pour être tardive, la tentative n’en est pas moins louable. Nous affirmons, quant à nous, qu’avec une presse libre, avec des journaux dont les directeurs et les lecteurs eussent conservé les habitudes de la liberté, il y a plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois, que la France eût été appelée à venir en aide par ses contributions spontanées aux ouvriers en détresse de la Seine-Inférieure.

Le silence étant enfin rompu, il est clair que si la presse, dans ses conditions actuelles, est encore capable de quelque chaleureuse énergie, elle peut beaucoup pour le succès de la souscription rouennaise. C’est à elle qu’il appartient de mettre la générosité publique en communication continuelle et directe avec les maux qu’il s’agit de soulager ; c’est elle qui peut et doit conserver à cette œuvre son véritable caractère de fraternité sociale.

Une pareille souscription étant ouverte, il serait honteux pour nous tous qu’elle aboutît à un avortement. Or ce qu’il faut bien savoir en commençant, c’est qu’il ne peut être question ici de demi-réussite, c’est qu’il n’y aura de succès que dans le cas où les contributions volontaires formeront une somme suffisante pour porter aux populations souffrantes un soulagement efficace et digne. Pour obtenir ce résultat, il faut avant tout que l’on fasse connaître au pays la vérité tout entière ; il faut que le mal soit mesuré dans sa réelle étendue ; il faut que le public soit mis en mesure d’élever l’importance de ses offrandes à la hauteur des besoins existans. C’est là que la presse peut remplir un rôle utile. Habitués en France à ne nous mouvoir que dans les lisières administratives, accoutumés à nous en re-