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tauation politique craint l’arrivée des Européens. Elle sait bien que la Turquie ne peut se régénérer que par l’activité européenne; mais, à force de se régénérer par l’Europe, la Turquie cesserait d’être turque, c’est-à-dire d’être dans la main de l’Angleterre. Chaque établissement fondé par un Européen, chaque ferme cultivée, chaque fabrique dirigée, chaque route ouverte par un Européen deviendrait une portion du pays affranchi du gouvernement turc. Ce serait un élément à part, quelque chose d’indépendant et d’actif qui troublerait et qui déconcerterait l’administration turque; ce serait un obstacle devant lequel elle se sentirait forcée de s’arrêter. Il y aurait là par conséquent quelque chose qui la désorganiserait. Mettez seulement dans une province une centaine d’Européens actifs, intelligens, résolus et appuyés sur un ou deux consuls européens qui les soutiennent au lieu d’en être jaloux; que ces Européens soient les uns fabricans, les autres constructeurs, ceux-ci agriculteurs, ceux-là commerçans : je défie le pacha turc d’être le maître. Il y a eu un moment en Turquie, avant la révolution grecque de 1821, où les Grecs étaient en train de se substituer insensiblement aux Turcs, en mettant leur activité partout d’où se retiraient l’indolence et l’insouciance turques. Il y a quelque chose de ce genre qui pourrait se faire aujourd’hui en Turquie par la substitution des Européens aux Turcs; mais ce quelque chose est la destruction politique de la Turquie et la destruction aussi de l’ascendant politique de l’Angleterre à Constantinople.

L’autre doctrine anglaise, la restauration sociale de la Turquie, a de tout autres idées et de tout autres sentimens sur l’emploi des Européens en Turquie. Cette substitution progressive des Européens aux Turcs, qui effraie l’école politique, attire et charme l’école économique. L’intégrité de l’empire ottoman, le maintien du gouvernement turc, la prépondérance des diplomates anglais à Constantinople, où ils ont l’administration turque sous leur main, sont toutes choses dont l’école économique s’inquiète peu. Des terres achetées par les Européens, des fabriques fondées par eux, des routes ouvertes par eux, voilà ce qui paraît à cette école mille fois plus important que la question de savoir si le pacha de Belgrade pourra désormais bombarder légalement la ville. Si chacune de ces deux écoles faisait sa gazette à part, voici en regard l’un de l’autre quelques passages de ces deux gazettes :

Gazette de l’école politique : « Nous avons remporté une grande victoire dans la conférence de Constantinople ; le prince du Monténégro prêtera désormais foi et hommage au sultan. »

Gazette de l’école économique : « Le domaine acheté près de Smyrne par M. P. du Devonshire a ra))porté cette année trois fois