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Turcs possèdent les forteresses, et les Serbes possèdent le pays et les villes. Vous concevez quelles complications doivent naître de cet arrangement.

Au premier coup d’œil, les Turcs qui sont à Belgrade, à Semendria et à Orschova semblent un corps d’occupation; ils ont l’apparence de vainqueurs et de maîtres. Je trouve dans mes notes de voyage de 1836 qu’en fait c’étaient des prisonniers et des otages. Je me hâte seulement d’ajouter que, dans ces derniers temps, le vizirat de l’Angleterre a changé cet état de choses. Expliquons d’abord en quelques mots, et d’après nos renseignemens, l’ancienne attitude des Turcs dans les forteresses serbes; nous dirons ensuite leur nouvelle attitude, qui est un des traits caractéristiques de l’état actuel de l’Orient.

Enfermés dans les forteresses, ne pouvant rien posséder au dehors, excepté leurs maisons à Belgrade, réduits à la plus profonde misère, pouvant à peine vivre, les Turcs de Serbie défendaient par leur présence, plus que par leur vigilance et par leur activité, les forteresses confiées à leur garde, que les Serbes du reste ne songeaient pas à attaquer. Avant la grande insurrection de 1804 et l’insurrection plus décisive encore de 1815 ; les Turcs en Serbie vivaient de la dîme qu’ils percevaient sur les terres qui leur étaient données en fiefs. La victoire des Serbes avait supprimé les fiefs comme les dîmes, et le sultan, en laissant les Turcs dans les forteresses, avait oublié de remplacer ces dîmes par un revenu ou par une paie. Pauvres et en petit nombre au milieu d’une population étrangère, les Turcs, à Semendria et à Orschova, avaient senti leur faiblesse, et s’y étaient résignés. Ils avaient abjuré cet orgueil ottoman qui les avait rendus odieux aux Serbes, et ils vivaient en bonne intelligence avec leurs anciens sujets, devenus les arbitres de leur sort. Aussi la haine des Turcs devenait chaque jour moins vive en Serbie, car des Turcs, les Serbes ne haïssaient que la tyrannie, et il y a du reste dans les mœurs simples et guerrières des Turcs, hors de Constantinople, quelque chose qui convient au caractère des habitans de la principauté. A Belgrade au contraire, les Turcs ne s’étaient point, comme dans les autres forteresses, résignés à leur faiblesse. Ils étaient plus pauvres et plus misérables encore peut-être qu’à Semendria et à Orschova; mais ils y étaient plus fiers, soit que les souvenirs guerriers de Belgrade entretinssent leur orgueil, soit qu’ils sentissent ce que pourrait être cette ville, placée au confluent du Danube et de la Save. On me contait à ce sujet des traits de pauvreté et d’orgueil qui touchent à l’héroïsme ou au ridicule. On voit des Turcs rester toute la journée assis dans un café, fumant leur pipe ainsi qu’au temps de leur grandeur, ne mangeant pas faute d’argent,