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Indes. Ils gouvernent les Turcs, et les Turcs gouvernent et administrent les chrétiens. Or c’est là ce dont je nie plains : je voudrais que les Anglais en Turquie gouvernassent et administrassent tout le monde, afin que l’humanité gagnât au moins ce que perdrait la politique.

Cette substitution en Orient de l’Angleterre à la Turquie a changé tout à fait la lace des choses. Les événemens n’ont plus leur cours naturel; les crises orientales n’ont plus leur dénoûment en Orient. L’Egypte, la Syrie, le Liban, la Grèce, la Serbie, le Monténégro n’ont plus à regarder Constantinople, mais Londres. Les Monténégrins auraient vaincu Omer-Pacha, les Serbes battraient les Turcs, la Grèce avec ses vaisseaux s’emparerait de quelques-unes des îles de l’Archipel; tous ces événemens, plus ou moins décisifs peut-être autrefois, ne le seraient pas de nos jours, parce que derrière la Turquie vaincue se trouverait l’Angleterre, qui n’est pas vaincue. La Turquie a découvert le secret d’être presque aussi redoutable qu’elle l’était au XVe et au XVIe siècle, c’est de n’être plus rien par elle-même et d’être tout par l’Angleterre. En Orient, tout est faible; l’Orient chrétien, qui naît, n’est pas plus puissant que l’Orient musulman, qui meurt, et si ces deux Orients étaient laissés à eux-mêmes, il y aurait égalité de forces : les destins suivraient leur voie naturelle. L’intervention de l’Angleterre rompt l’équilibre; elle prête sa force à la Turquie, et au lieu d’avoir devant eux quelque capitan-pacha, les marins d’Hydra auraient aujourd’hui devant eux les successeurs de Nelson. Est-ce juste? est-ce là le franc jeu des choses? Je me suis souvent laissé aller à dire aux Orientaux : «Vous comptez trop sur l’Europe, vous croyez trop que l’Europe se chargera de faire votre destinée; faites vous-mêmes votre sort, agissez par vous-mêmes. — Soit! peuvent-ils me répondre maintenant, mais au moins qu’on nous laisse agir, qu’on ne nous lie pas les bras et les jambes! On ne nous secourt pas, soit; mais qu’on ne nous entrave pas! Point d’intervention pour nous, mais point non plus contre nous ! Que l’Europe ne se mêle plus de nous ni en bien ni en mal! Laissez-nous faire nous-mêmes nos affaires; laissez-nous briser nos chaînes, dussions-nous les resserrer par l’effort que nous ferons! »

Je ne sais si je me trompe; mais il y a des jours où, considérant avec attention le nouvel état des choses créé en Orient par l’immixtion de l’Angleterre, je me dis que la résurrection de la Grèce, la fondation des états-unis du Danube, l’autonomie de la Serbie, la quasi-indépendance du Liban ne seraient plus possibles de nos jours. L’Angleterre s’y opposerait au nom de l’intégrité de l’empire ottoman, et l’Europe s’inclinerait devant cette fin de non-recevoir, non à cause de l’argument, qui est faux, mais à cause de l’avocat, qui est fort. On croit que depuis le traité de Paris de 1856 la ques-