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cesserons de le railler ou de le maudire. Il est un produit comme toute chose, et à ce titre il a raison d’être comme il est. Son imperfection innée est dans l’ordre, comme l’avortement constant d’une étamine dans une plante, comme l’irrégularité foncière de quatre facettes dans un cristal. Ce que nous prenions pour une difformité est une forme; ce qui nous semblait le renversement d’une loi est l’accomplissement d’une loi. La raison et la vertu humaines ont pour matériaux les instincts et les images animales, comme les formes vivantes ont pour instrumens les lois physiques, comme les matières organiques ont pour élémens les substances minérales. Quoi d’étonnant si la vertu ou la raison humaine, comme la forme vivante ou comme la matière organique, parfois défaille ou se décompose, puisque comme elle, et comme tout être supérieur et complexe, elle a pour soutiens et pour maîtresses des forces inférieures et simples qui, suivant les circonstances, tantôt la maintiennent par leur harmonie, tantôt la défont par leur désaccord? Quoi d’étonnant si les élémens de l’être, comme les élémens de la quantité, reçoivent de leur nature même des lois indestructibles qui les contraignent et les réduisent à un certain genre et un certain ordre de formations? Qui est-ce qui s’indignera contre la géométrie? Surtout qui est-ce qui s’indignera contre une géométrie vivante? Qui, au contraire, ne se sentira ému d’admiration au spectacle de ces puissances grandioses qui, situées au cœur des choses, poussent incessamment le sang dans les membres du vieux monde, éparpillent l’ondée dans le réseau infini des artères et viennent épanouir sur toute la surface la fleur éternelle de la jeunesse et de la beauté? Qui enfin ne se trouvera ennobli en découvrant que ce faisceau de lois aboutit à un ordre de formes, que la matière a pour terme la pensée, que la nature s’achève par la raison, et que cet idéal auquel se suspendent, à travers tant d’erreurs, toutes les aspirations de l’homme est aussi la fin à laquelle concourent, à travers tant d’obstacles, toutes les forces de l’univers? Dans cet emploi de la science et dans cette conception des choses il y a un art, une morale, une politique, une religion nouvelles, et c’est notre affaire aujourd’hui de les chercher.


H. TAINE.