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sous sa main ; il n’avait atteint dans le drame qu’à la déclamation puissante, ses personnages ne vivaient pas; quand il quitta la poésie, la poésie le quittait; il alla chercher l’action en Grèce et n’y trouva que la mort.


VI.

Ainsi vécut et finit ce malheureux grand homme; la maladie du siècle n’a pas eu de plus illustre proie. Autour de lui, comme une hécatombe, gisent les autres, blessés aussi par la grandeur de leurs facultés et l’intempérance de leurs désirs, les uns éteints dans la stupeur ou l’ivresse, les autres usés par le plaisir ou le travail, ceux-ci précipités dans la folie ou le suicide, ceux-là rabattus dans l’impuissance ou couchés dans la maladie, tous secoués par leurs nerfs exaspérés ou endoloris, les plus forts portant leur plaie saignante jusqu’à la vieillesse, les plus heureux ayant souffert autant que les autres, et gardant leurs cicatrices, quoique guéris. Le concert de leurs lamentations a rempli tout le siècle, et nous nous sommes tenus autour d’eux, écoutant notre cœur qui répétait leurs cris tout bas. Nous étions tristes comme eux, et enclins comme eux à la révolte. La démocratie instituée excitait nos ambitions sans les satisfaire; la philosophie proclamée allumait nos curiosités sans les contenter. Dans cette large carrière ouverte, le plébéien souffrait de sa médiocrité et le sceptique de son doute; le plébéien, comme le sceptique, atteint d’une mélancolie précoce et flétri par une expérience prématurée, livrait ses sympathies et sa conduite aux poètes, qui disaient le bonheur impossible, la vérité inaccessible, la société mal faite, et l’homme avorté ou gâté. De ce concert, une idée sortit, centre de la littérature, des arts et de la religion du siècle : c’est qu’il y a quelque disproportion monstrueuse entre les pièces de notre structure, et que toute la destinée humaine est viciée par ce désaccord.

Quel conseil nous ont-ils donné pour y remédier? Ils ont été grands, ont-ils été sages? « Fais pleuvoir en toi les sensations véhémentes et profondes. Tant pis si ensuite ta machine craque! » — « Cultive ton jardin, resserre-toi dans un petit cercle, rentre dans le troupeau, deviens bête de somme.» — «Redeviens croyant, prends de l’eau bénite, abandonne ton esprit aux dogmes et ta conduite aux manuels.» — «Fais ton chemin, aspire au pouvoir, aux honneurs, à la richesse. » Ce sont là les diverses réponses des artistes et des bourgeois, des chrétiens et des mondains. Sont-ce des réponses? Et que proposent-elles, sinon de s’assouvir, de s’abêtir, de se détourner et d’oublier? Il y en a une autre plus profonde que Goethe a