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chire l’Europe, dévore l’Irlande et ameute le peuple avec les grands mots de vertu, de christianisme et de liberté : il y avait des vérités sous ces invectives. C’est depuis trente ans seulement que l’ascendant de la classe moyenne a diminué les privilèges et la corruption des grands ; mais à ce moment on pouvait les leur jeter à la tête. « La pudeur, disait Byron en prenant les mots de Voltaire, s’est enfuie des cœurs et s’est réfugiée sur les lèvres… Plus les mœurs sont dépravées, plus les expressions sont mesurées ; on croit regagner en langage ce qu’on a perdu en vertu… Voilà la vérité, la vérité sur la masse hypocrite et dégradée qui infeste la présente génération anglaise ; c’est la seule réponse qu’ils méritent… Le cant est le péché criant dans ce siècle menteur et double d’égoïstes déprédateurs. » Et là-dessus il écrivit son chef-d’œuvre, Don Juan.

Tout y était nouveau, forme et fond ; c’est qu’il était entré dans un nouveau monde ; l’Anglais, homme du nord transplanté parmi les mœurs du midi et dans la vie italienne, s’était imbibé d’une nouvelle sève qui lui faisait porter de nouveaux fruits. On lui avait fait lire[1] les satires très lestes de Buratti, et même les sonnets plus que voluptueux de Baffo. Il vivait dans l’heureuse société de Venise, encore exempte de colères politiques, où le souci paraissait une sottise, où l’on traitait la vie comme un carnaval, où le plaisir courait les rues, non pas timide et hypocrite, mais déshabillé et approuvé. Il s’y était amusé fougueusement d’abord, plus qu’assez et même plus que trop, presque jusqu’à s’y détruire ; puis après les galanteries vulgaires, ayant rencontré un amour véritable, il était devenu cavalier servant, à la mode du pays, du consentement de la famille, offrant le bras, portant le châle, un peu maladroitement d’abord et avec étonnement, mais en somme plus heureux qu’il n’avait jamais été, et caressé comme par un souffle tiède de volupté et d’abandon. Il y avait vu le renversement de toute la morale anglaise, l’infidélité conjugale érigée en règle, et la fidélité amoureuse érigée en devoir. « Impossible, écrivait-il, de convaincre une femme ici qu’elle manque le moins du monde au devoir et aux convenances en prenant un amoroso… L’amour (le sentiment de l’amour) non-seulement excuse la chose, mais en fait une vertu positive[2], pourvu qu’il soit désintéressé et pas un caprice, et qu’il se borne à une seule personne. » Un peu plus tard, il traduisait le Morgante Maggiore de Pulci pour montrer « ce qui était permis aux ecclésiastiques en matière de religion dans un pays catholique et dans un âge bigot, » et pour imposer silence « aux arlequins d’Angleterre qui l’accusaient

  1. Stendhal, Mémoires sur lord Byron.
  2. Moore’s Life of lord Byron, III, 113.