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moi, mais point la vôtre… » Le moi, l’invincible moi, qui se suffit à lui-même, sur qui rien n’a prise, ni démons, ni hommes, seul auteur de son bien et de son mal, sorte de dieu souffrant et tombé, mais toujours dieu sous ses haillons de chair, à travers la fange et les froissemens de toutes ses destinées, voilà le héros et l’œuvre de cet esprit et des hommes de sa race. Si Goethe a été le poète de l’univers, Byron a été le poète de la personne, et si le génie allemand dans l’un a trouvé son interprète, le génie anglais dans l’autre a trouvé le sien.


V.

On devine bien que les Anglais se récriaient, et reniaient le monstre. Southey, poète lauréat, disait de lui, en beau style biblique, qu’il tenait de Moloch et de Bélial, mais surtout de Satan, et, avec une générosité de confrère, réclamait contre lui l’attention du gouvernement. Le papier ne suffirait pas, s’il fallait transcrire les injures des revues décentes « contre ces hommes (entendez cet homme) au cœur gâté, à l’imagination dépravée qui, se forgeant un système d’opinions accommodées à leur triste conduite, se sont révoltés contre les plus saintes ordonnances de la société humaine, et qui, haïssant cette religion révélée dont avec tous leurs efforts et toutes leurs bravades ils ne peuvent entièrement déraciner en eux la croyance, travaillent à rendre les autres aussi misérables qu’eux-mêmes en les infectant d’un poison moral qui les rongera jusqu’au cœur. » Emphase de mandement et pédanterie de cuistre : dans ce pays, la presse fait l’office de gendarmerie, et jamais elle ne l’y a fait plus violemment qu’alors. L’opinion aidait la presse. Plusieurs fois en Italie lord Byron vit des gentlemen sortir d’un salon avec leurs femmes lorsqu’on l’annonçait. À titre de grand seigneur et d’homme célèbre, le scandale qu’il donnait criait plus haut que tout autre : il était a public sinner ; un jour un ecclésiastique obscur lui envoya une prière qu’il avait trouvée dans les papiers de sa femme, charmante et pieuse personne, morte récemment, et qui en secret avait demandé à Dieu la conversion du grand pécheur. L’Angleterre conservatrice et protestante, après un quart de siècle de guerres morales et deux siècles d’éducation morale, avait poussé à bout sa sévérité et son rigorisme, et l’intolérance puritaine, comme jadis en Espagne l’intolérance catholique, mettait les dissidens hors la loi. La proscription de la vie voluptueuse ou abandonnée, l’observation étroite de la règle et de la décence, le respect de toutes les polices divines ou humaines, les révérences obligées au seul nom de Pitt, du roi, de l’église et du dieu biblique, l’attitude guindée du gentle-