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dieux antiques dormaient sur leur vieil Olympe, où l’histoire et l’archéologie pouvaient seules aller les réveiller. Les anges et les saints du moyen âge, aussi étrangers et presque aussi lointains, étaient couchés sur le velin de leurs missels et dans les niches de leurs cathédrales, et si quelque poète, comme Chateaubriand, essayait de les faire rentrer dans le monde moderne[1], il ne parvenait qu’à les rabaisser jusqu’à l’office de décors de sacristie et de machines d’opéra. La crédulité mythique avait disparu par l’accroissement de l’expérience; la crédulité mystique avait disparu par l’établissement du bien-être. Le paganisme, au contact de la science, s’était réduit à la reconnaissance des forces naturelles; le christianisme, au contact de la morale, se réduisait à l’adoration de l’idéal. Pour diviniser de nouveau les puissances physiques, il eût fallu que l’homme redevînt un enfant bien portant comme sous Homère. Pour diviniser de nouveau les puissances spirituelles, il eût fallu que l’homme redevînt un enfant malade comme sous Dante; mais il était adulte, et ne pouvait remonter vers les civilisations, ni vers les épopées d’où le courant de sa pensée et de sa vie l’avait retiré pour jamais. Comment lui montrer ses dieux, les dieux modernes? comment les revêtir pour lui d’une forme personnelle et sensible, puisque c’est justement de toute forme personnelle et sensible qu’il a travaillé et réussi à les dépouiller? Au lieu d’écarter la légende, Goethe la reprend. C’est une histoire du moyen âge qu’il choisit pour thème. Soigneusement, pieusement, il suit à la trace, les vieilles mœurs et la vieille croyance. Un laboratoire d’alchimiste, un grimoire de sorcière, de grosses gaîtés de villageois, d’étudians et d’ivrognes, le sabbat sur le Brocken, la messe à l’église! vous croiriez voir une gravure du temps de Luther, consciencieuse et minutieuse; rien n’est omis, les personnages célestes apparaissent dans les attitudes consacrées, selon le texte de l’Écriture, à la façon des anciens mystères. C’est le Seigneur avec les anges, avec le diable, qui vient lui demander la permission de tenter Faust, comme autrefois il a tenté Job; c’est le ciel comme l’imaginait saint François et le peignait Van-Eyck, avec les anachorètes, les saintes femmes et les docteurs, les uns dans un paysage de rochers bleuâtres, les autres au-dessus, dans l’air sublime, autour de la Vierge glorieuse, rangés par régions et flottant en chœurs. Goethe pousse l’affectation d’orthodoxie jusqu’à inscrire au-dessous de chacun son nom latin et sa niche dans la vulgate[2]. Et justement cette fidélité le proclame sceptique. On voit que s’il ressuscite le vieux monde, c’est en his-

  1. L’ange des saintes amours, l’ange de l’océan, les chœurs des esprits bienheureux. Voyez cela tout au long dans les Martyrs.
  2. Magna peccatrix, S. Lucæ VII, 36. — Mulier Samaritana, S. Johannis IV. — Maria Ægyptiaca (Acta Sanctorum), etc.