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m’empêche d’aller à cheval dans les endroits solitaires, parce que la précaution est inutile. On pense à cela comme à une maladie qui peut ou non vous frapper. » Il disait vrai : nul devant le danger ne s’est tenu plus droit et plus ferme. Un jour, près du golfe de San-Fiorenzo[1], son yacht fut jeté à la côte; la mer était horrible et les écueils en vue; les passagers baisaient leur rosaire ou s’évanouissaient d’horreur, et les deux capitaines, consultés, déclaraient le naufrage infaillible. « Bien, dit lord Byron, nous sommes tous nés pour mourir. Je m’en irai avec regret, mais certainement sans crainte. » Et il ôta ses habits, engageant les autres à en faire autant, non qu’on put se sauver parmi de telles vagues ; « mais, disait-il, comme les enfans qui se laissent aller d’eux-mêmes au sommeil une fois qu’ils se sont fatigués à force de crier, nous mourrons plus tranquillement quand nous nous serons épuisés à nager. » Là-dessus il s’assit, croisant ses bras, fort calme; même il plaisanta le capitaine, qui mettait ses dollars dans les poches de son gilet. Cependant « les longues lames pesantes déferlaient sur les rocs avec le craquement d’une forêt de chênes fracassés par un tourbillon, » le navire arrivait sur l’écueil; on ne vit point, pendant tout ce temps, Byron changer de visage. Un homme ainsi éprouvé et trempé pouvait peindre les situations et les sentimens extrêmes. Après tout, on ne les peint jamais que comme lui, par expérience[2]. Les plus inventifs, Dante et Shakspeare, quoique tout autres, ne font pas autrement. Leur génie a beau monter haut, il a toujours les pieds plongés dans l’observation, et leurs plus folles comme leurs plus magnifiques peintures n’arrivent jamais qu’à offrir au monde l’image de leur siècle ou de leur propre cœur. Tout au plus ils déduisent, c’est-à-dire qu’ayant deviné, sur deux ou trois traits, le fond de l’homme qui est en eux et des hommes qui sont autour d’eux, ils en tirent, par un raisonnement subit dont ils n’ont point conscience, l’écheveau nuancé des actions et des sentimens. Ils ont beau être artistes, ils sont observateurs. Ils ont beau inventer, ils décrivent. Leur gloire ne consiste point dans l’étalage d’une fantasmagorie, mais dans la découverte d’une vérité. Ils entrent les premiers dans quelque province inexplorée de la nature humaine, qui devient leur domaine, et désormais, comme un apanage, soutient leur nom. Byron a trouvé la sienne, qui est celle des sentimens tendres et tristes; c’est une lande, et pleine de ruines, mais il est chez lui, et il y est seul.

Quel séjour! Et c’est sur cette désolation qu’il s’appesantit. Il la

  1. Galt’s Life of lord Byron, 113.
  2. « Qu’aurais-je connu et écrit si j’avais été un paisible politique mercantile ou un lord d’antichambre ? Un homme doit voyager et se jeter dans le tourbillon, sinon ce n’est pas vivre. » Moore, III, 429.