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ici, comme en lui-même ; la vaste strophe roule emportant dans son lit, comblé le flot des idées véhémentes; la déclamation s’étale, pompeuse et parfois artificielle (c’est sa première œuvre), mais puissante, et si souvent sublime que les vieilleries de la rhétorique qu’il garde encore disparaissent sous l’afflux des magnificences dont il la charge. Wordsworth, Walter Scott, à côté de cette prodigalité de splendeurs accumulées, semblaient pauvres et ternes; on n’avait point vu depuis Eschyle une pompe aussi tragique, et on suivait avec une sorte de saisissement le cortège des figures gigantesques qu’il amenait en files lugubres du fond du passé jusque sous nos yeux.


« J’étais à Venise, sur le pont des Soupirs, — un palais et une prison de chaque côté. — Je voyais, du sein de la vague, les bâtimens se lever — comme à l’attouchement d’une baguette magique. — Dix siècles étendent leurs ailes brumeuses — autour de moi, et une gloire mourante rayonne — jusque sur les temps lointains où mainte contrée sujette — tenait ses yeux fixés sur les marbres du lion ailé, — où Venise, assise dans sa pompe, posait son trône sur les cent îles.

« Elle semble une Cybèle des mers sortie de l’Océan, — qui s’élève avec sa tiare de tours orgueilleuses, — dans le vague lointain, d’un mouvement majestueux, — souveraine des eaux et de leurs puissances. — Elle l’était jadis; ses filles avaient leur douaire — dans les dépouilles des nations, et l’inépuisable Orient — versait dans son giron les pierreries en pluies éblouissantes. — Elle trônait dans sa pourpre, et à ses fêtes — les monarques invités croyaient leur dignité accrue... »

« La Bataille géante[1] est debout sur la montagne ; — le soleil brunit l’éclat de ses tresses sanglantes ; — dans ses mains de feu, les boulets flamboient, — et ses yeux brûlent tout ce que leur éclair a touché. — Çà et là, sans repos, elle roule, un instant fixe, puis au loin, — lançant sa flamme. Devant ses pieds de fer, — le Meurtre s’est blotti pour compter les œuvres de mort. — Car ce matin trois puissantes nations se rencontrent — pour verser devant son autel le sang qu’elle trouve le plus doux.

« Par le ciel! c’est une splendide vue — pour celui qui n’a point là d’ami ni de frère — de voir leurs écharpes rivales, aux broderies bigarrées, — de voir leurs armes variées qui étincellent dans l’air! — Les vaillans dogues de la guerre se lancent hors de leur repaire, — et grincent de leurs crocs, et hurlent haut après la proie. — Tous se joignent à la chasse, mais peu auront part au triomphe; — le tombeau prendra pour soi le plus précieux du butin, — et le Massacre assouvi peut à peine, à force de joie, compter leurs files...

« Quel fruit retirons-nous de notre maigre et pauvre être? — Nos sens étroits, — notre raison fragile, — la vie courte, — la vérité ! une perle qui aime l’abîme, — toutes les choses pesées dans la fausse balance de la coutume. — L’opinion, souveraine toute-puissante, qui jette — sur la terre le manteau de ses obscurités, jusqu’à ce que le juste — et l’injuste semblent

  1. A Talavera.