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Pope contre les mépris des écrivains modernes. Ce sont ces écrivains, à son avis, qui ont gâté le goût public. Les seuls d’entre eux qui valent quelque chose, Crabbe, Campbell, Rogers, imitent le style de Pope; quelques autres ont du talent, mais, à tout prendre, les nouveau-venus ont perverti la littérature; ils ne savent plus leur langue, leurs expressions ne sont que des à-peu-près, au-dessous ou au-dessus du ton, forcées ou plates. Lui-même il se range parmi les corrupteurs, et l’on voit bien vite que cette théorie n’est pas une improvisation échappée à la mauvaise humeur et à la polémique. Il y revient. Dans ses deux premiers essais, Hours of idleness, English Bards and Scottish Reviewers, il a essayé de la suivre. Plus tard et presque dans toutes ses œuvres, on en trouvera l’effet. Il recommande et pratique la règle des unités dans les tragédies. Il aime la forme oratoire, la phrase symétrique, le style condensé. Il plaide volontiers ses passions. Sheridan l’engageait à se tourner vers l’éloquence, et la vigueur, la logique perçante, la verve extraordinaire, l’argumentation serrée de sa prose, prouvent que parmi les pamphlétaires[1] il eût été au premier rang. S’il y est parmi les poètes, c’est en partie grâce à son système classique. Cette forme oratoire, où Pope resserre sa pensée à la façon de La Bruyère, multiplie la force et l’élan des idées véhémentes; comme un canal étroit et droit, elle les rassemble et les précipite sur leur pente; il n’y a rien alors que leur assaut n’emporte, et c’est ainsi que lord Byron, du premier coup, à travers les critiques inquiètes, par-dessus les réputations jalouses, a percé jusqu’au public[2].

Ainsi perça Childe Harold. Du premier coup, chacun fut troublé. C’était plus qu’un auteur qui parlait, c’était un homme. En dépit de ses désaveux, on sentait bien que l’auteur ne faisait qu’un avec le personnage; il se calomniait, mais il l’imitait. On le reconnaissait dans ce jeune noble voluptueux et dégoûté, prêt à pleurer au milieu de ses orgies, qui « seul errait perdu en de mornes rêveries, qui, gorgé de plaisirs, aspirait presque à la douleur, » et qui, fuyant sa terre natale, portait parmi les splendeurs et les gaîtés du midi la persécutrice infatigable, « la pensée, comme un démon » acharné après lui. On reconnaissait les paysages : ils avaient été copiés sur place. Et qu’est-ce qu’était tout ce livre, sinon son journal de voyage? Il y disait ce qu’il avait vu et ce qu’il avait senti. Quelle fiction poétique vaut la sensation vraie? Qu’y a-t-il de plus pénétrant que la confidence volontaire ou involontaire? Véritablement chaque mot ici notait une émotion des yeux ou du cœur. « Cet azur tendre de la mer unie, ces mousses des montagnes brunies par un ciel ardent, »

  1. Voyez celui qu’il fit contre les lakistes.
  2. On vendit du Corsaire 13,000 exemplaires en un jour.