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ne me trouve pas aussi ennuyé qu’à dix-neuf ans. La preuve en est qu’à cet âge-là j’étais obligé de jouer ou de boire, ou d’avoir une excitation quelconque, sans quoi j’étais misérable... A présent ce qui m’envahit le plus, c’est l’inertie, et une sorte d’écœurement plus fort que l’indifférence. Si je me réveille, c’est par des fureurs. — Dernièrement Lega est entré avec une lettre de Venise au sujet d’une facture que je croyais payée il y a dix mois. J’entrai dans un tel paroxysme de rage que je m’évanouis presque... Je présume que je finirai comme Swift, c’est-à-dire que je mourrai d’abord par la tête, — à moins que ce ne soit plus tôt et par accident. » Horrible attente, et qui l’a hanté jusqu’au bout! A son fit de mort, en Grèce, il refusait, je ne sais plus pourquoi, de se laisser saigner, et préférait finir tout de suite. On le menaça de la folie; il sursauta : « Faites donc, bourreaux que vous êtes! » et il tendit son bras. C’est parmi ces éclats et ces anxiétés qu’il passait sa vie; l’angoisse endurée, le danger bravé, la résistance domptée, la douleur savourée, toutes les grandeurs et toutes les tristesses de la noire manie belliqueuse, voilà les images qu’il avait besoin de faire flotter devant lui. A défaut d’action, il avait les rêves, et il ne se réduisait aux rêves qu’à défaut d’action. Lui-même, en s’embarquant pour la Grèce, disait qu’il avait pris la poésie faute de mieux, qu’elle n’était pas son affaire. « Qu’est-ce qu’un poète? Qu’est-ce qu’il vaut? qu’est-ce qu’il fait? C’est un bavard. » Il augurait mal de la poésie de son siècle, même de la sienne, disant que, s’il vivait dix ans, on verrait de lui quelque chose d’autre que des vers. En effet, il eût été mieux à sa place roi de la mer ou chef de bandes au moyen âge. Sauf deux ou trois éclairs de soleil italien, sa poésie et sa vie sont celles d’un scalde transporté dans le monde moderne, et qui, dans ce monde trop bien réglé, n’a pas trouvé son emploi.


II.

Il a donc été poète, mais à sa façon, façon étrange, semblable à celle dont il a vécu. Il avait en lui des tempêtes intérieures, des avalanches d’idées qui ne trouvaient d’issue que par l’écriture. « Me fuir moi-même, — ç’a été là toujours mon vrai, mon unique, mon seul motif pour barbouiller du papier et pour publier. — Publier est la continuation du même effet par le mouvement que cela donne à l’esprit, qui sans cela retomberait sur soi-même. » — Il a écrit par trop-plein, dit-il encore, par passion, par entraînement, par beaucoup de causes, mais jamais par effort, et presque toujours avec une rapidité étonnante : le Corsaire en dix jours, la Fiancée d’Abydos en quatre jours, — Pendant l’impression, il ajoutait, corrigeait, mais sans refondre. « Je vous ai déjà dit que je ne puis