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penser au temps qui s’écoulerait jusqu’à notre prochaine rencontre. Et nos séparations étaient d’environ douze heures ! Mais j’étais un fou alors, et je ne suis pas beaucoup plus sage aujourd’hui… »

Il ne le fut jamais : lectures énormes au collège, exercices violens plus tard à Cambridge, à Newstead et à Londres, veilles prolongées, débauches et jeûnes outrés, régime destructif, il se ruait en avant jusqu’au fond de tous les goûts et de tous les excès. Comme il était dandy, et l’un des plus brillans, il se laissait mourir de faim de peur de devenir gros, puis buvait et dînait à s’étouffer pendant les nuits d’abandon. « Les deux jours précédens, dit une fois son ami Moore, Byron n’avait rien pris sinon quelques biscuits, mâchant du mastic pour apaiser son estomac. » S’étant mis à table, « il se restreignit aux homards et en acheva deux ou trois pour sa part, avalant quelquefois dans les intervalles un petit verre à liqueur de forte eau-de-vie blanche, quelquefois un grand verre à boire d’eau très chaude, puis encore de l’eau-de-vie pure ; il en but environ une demi-douzaine, après quoi nous dépêchâmes deux bouteilles de bordeaux à nous deux, et nous nous séparâmes vers quatre heures du matin. » Une autre fois on trouve sur son journal la note suivante : « Dîné avec Scrope Davis hier au Coco. — De six heures à minuit à table. — Bu à nous deux une bouteille de Champagne et six de bordeaux. Aucun de ces vins ne me fait beaucoup d’effet. » Plus tard, à Venise : « À peine si j’ai fermé l’œil de toute la semaine dernière. J’ai eu quelques aventures curieuses en masque ce carnaval. — J’userai la mine de ma jeunesse jusqu’au dernier filon de son métal, et après… bonsoir. J’ai vécu, je suis content. » À ce train, les organes s’usent, et des intervalles de tempérance ne suffisent pas à les réparer. L’estomac se gâte, les nerfs se déconcertent, l’âme mine la machine, qui mine l’âme à son tour. « Je m’éveille toujours, écrivait-il en Italie, dans un véritable accès de désespoir et de dégoût de toutes choses, même de ce qui me plaisait la veille. En Angleterre, il y a cinq ans, j’ai eu la même sorte d’hypocondrie, mais accompagnée d’une soif si violente, que j’ai bu jusqu’à quinze bouteilles d’eau de seltz en une nuit après m’être mis au lit, sans cesser d’avoir soif, faisant sauter le cou des bouteilles par pure impatience de soif… » Esprit et corps, on se ruinerait à moins tout entier. Ainsi vivent ces âmes véhémentes, incessamment heurtées et brisées par leur propre élan, comme un boulet arrêté qui tourne et semble tranquille, tant il va vite, mais qui, au moindre obstacle, saute, ricoche, met tout en poudre, et finit par s’enterrer. Le plus pénétrant des observateurs, Beyle, qui vécut avec lui plusieurs semaines, dit qu’à certains jours il était fou ; d’autres fois, en présence des belles choses, il devenait sublime ; quoique contenu et si fier, la musique le faisait pleurer. Le