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que les communications de l’île avec le continent furent interrompues pendant dix-neuf jours; la ville de Capri manqua de pain. Joseph Bourgeois était alors syndic. Il écrivit à son confrère d’Anacapri pour lui demander du blé, afin d’éviter la famine. Le conseil municipal d’Anacapri s’assembla, et après délibération répondit à Bourgeois qu’on était prêt à lui expédier à lui, qui n’était point né à Capri, la farine dont il avait besoin pour sa consommation personnelle, mais que rien ne serait envoyé aux Capriotes, qu’on serait trop heureux de voir mourir de faim. Bourgeois, qui avait conservé de son service sous l’empire des habitudes peu parlementaires, proposa simplement à ses concitoyens de prendre des fusils et d’aller chercher les vivres qu’on leur refusait. Il fut seul de son avis, et l’on fit du pain avec de la fécule de pomme de terre mêlée à des haricots écrasés.

On comprend dès lors que les habitans d’Anacapri ne parlent jamais de Tibère; ils affectent d’ignorer son existence, car les ruines encore existantes de ses palais occupent une portion du territoire de Capri. J’en lis moi-même la curieuse expérience. Je demandai à un paysan : « Connaissez-vous dans les environs quelques ruines remontant à l’époque de Tibère? — Tibère? répéta-t-il en me regardant, Tibère, est-ce que ce n’était pas un empereur d’autrefois? — Mais oui; vous devez en avoir entendu parler, puisque vous habitez l’île de Capri? — Ah! Tibère, reprit-il, oui, oui, un empereur! Je sais maintenant. Il n’est jamais sorti de Rome, et c’est là qu’il faut aller pour voir ses palais. » Je ne pense pas avoir besoin de dire que, Capri étant libéral, Anacapri est bourbonien ; mais si Capri tourne au bourbonisme, il est certain qu’Anacapri deviendra libéral, ce qui du moins sera logique avec sa situation de montagnard. Qui donc a dit cette phrase si vraie que confirme la géographie morale des peuples : « La liberté ne peut vivre que sur les sommets? »

Le territoire d’Anacapri forme les deux tiers de l’île, et cependant il ne porte aucune ruine des temps anciens; l’antiquité semble l’avoir abandonné aux villani et s’être réservé les environs de la ville de Capri. C’est là en effet que sont groupés tous les débris qui attestent la splendeur de la vieille Caprée. Parmi ces débris, il en est un dont je n’ai pas encore parlé. C’est une ruine cependant qui a quelque importance, et que sa situation spéciale rend curieuse. Au sud-est de l’île, à mi-côte de la falaise, s’ouvre une grotte qu’on appelle la grotte di Mitramania, et que les gens du pays, ne comprenant en rien la valeur de ce mot, ont nommée la grotte di Matrimonio. Elle était consacrée à Mithra, ainsi que le prouve un bas-relief en marbre qui est actuellement au musée de Naples. Cette caverne naturelle, qui cependant a dû être agrandie à main d’homme, est profonde;