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l’argent ainsi reçu et le font entrer dans la dépense du ménage; mais l’enfant grandit, il court seul loin de la maison paternelle, et alors il mendie pour son propre compte. A quel âge finit l’enfance? Pour la mendicité, il paraît que c’est difficile à déterminer, car il n’est pas rare de voir de grandes et belles filles de seize à dix-sept ans tendre la main au voyageur en demandant le bajocco ordinaire et se sauver tout effarouchées, si l’on ajoute à son aumône un compliment plus vif qu’il ne faudrait. Quel sentiment de dignité, quelle force morale, quel courage peut-il rester en l’âme après une éducation pareille? Pour ces gens-là, l’étranger est une proie; ils en vivent, ils se jettent dessus comme sur un butin qui leur appartient. On lui offre des coquillages, des pattes de langouste, des fleurs, des cailloux, pour obtenir le bajocco. A Capri, chacun demande et quémande, et l’on s’irriterait de tant de prières faites d’une voix pleurarde, si l’on ne pensait à la misère très réelle de ces malheureux. Et puis ne nous indignons pas trop, il n’y a pas si longtemps qu’en France on était assailli de même manière, et je me souviens qu’en 1847, à Rosporden, un jour de marché, j’ai été entouré par plus de deux cents pauvres, et d’assez près, d’une façon assez significative pour avoir été tenté d’appeler les gendarmes.

C’est naturellement au milieu d’une douzaine d’enfans criant : Un’ bajocco ! que je suis entré à Anacapri, qui ne ressemble en rien à la ville de Capri. Autant cette dernière est ramassée et pressée dans l’étroit espace qu’elle occupe, autant l’autre, voyant une sorte de plaine autour d’elle, s’est étendue à son aise et a éparpillé ses maisons. De grands jardins les avoisinent et les massifs de verdure apparaissent derrière les murailles récrépies à la chaux. Les rues, presque larges, sont d’une propreté relative assez remarquable, et, sauf quelques cochons qui courent aussi au hasard, elles ont sur les rues de Capri une indiscutable supériorité. Si le nom de la ville n’affirmait son origine grecque, la patronne de son église principale la constaterait au besoin. En effet, l’église est dédiée à la divinité chère aux Grecs du bas-empire, à la « Sagesse divine, » à sainte Sophie, à celle que le nouveau culte, voulant utiliser l’ancien, a substituée à Minerve, comme il a substitué saint George, protecteur des moissons, au dieu Pan, saint Christophe à Hercule, saint Martin à Mars, Marie à Diane, Madeleine à Vénus, comme il a substitué les trois vertus théologales aux trois grâces et saint Jean à Apollon. C’est une assez pauvre église du reste, toute blanche, garnie de bancs de bois usés et sans caractère défini; elle est tout entière du XVIIe siècle, et cependant une inscription menteuse, peinte au-dessus de la porte, en fait remonter la construction à l’an 1000. Elle s’élève devant une place carrée, dans un coin de laquelle on a encastré sur un pan de mur une plaque tumulaire en marbre, ornée d’une inscription en